Le Voile

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J'avais la sensation de flotter dans une étrange matière qui ne semblait ni totalement liquide ni totalement solide. Sa douce chaleur caressait chaque parcelle de ma peau nue, et pourtant, je me sentais glacée. J'étais seule, et pourtant j'avais l'impression de ressentir une présence dans mon dos, comme une main sur mon épaule, aussi rassurante que glaciale, chuchotant à mon oreille des mots incompréhensibles qui n'étaient peut être que les murmures d'un vent inexistant. Mes yeux ouverts ne voyaient rien d'autre que mes propres membres, flottant dans un océan dont la couleur semblait ne pouvoir être décrite par des mots humains. L'étrange matière qui le composait semblait m'entraîner inexorablement vers le bas, ou peut être était-ce le haut, car rien ne semblait avoir de sens, et je crains de m'y noyer. Il semblait que je n'avais pourtant pas besoin de respirer. 

Puis, je touchais terre. Mes pieds atterrirent en douceur sur une surface rugueuse, semblable à de la roche nue, tandis qu'aux alentour, toute couleur s'estompait, comme gommée par un artiste invisible. J'étais debout, immobile, sur cette roche brute perdue au milieu d'une immensité grisâtre et informe. Face à moi, une étrange arcade de la taille d'une porte, sur laquelle ondulait avec douceur un voile dont la finesse du tissu évoquait l'eau claire d'un ruisseau. Des vaguelettes ne cessaient de se répandre à sa surface bien que pas un brin de vent ne vienne déranger le silence de cette immobilité éternelle. Le voile était silencieux. Mais il semblait émettre une lumière, comme un long tunnel à peine caché par la finesse du tissu en cachant l'entrée. Il m'attirait, me demandait de m'y avancer, de traverser le voile, de marcher vers la lumière au bout du tunnel. Je ne fis qu'y réagir. Je n'avais pas de volonté, celle-ci semblait avoir été dissoute. Je me laissai alors lentement porter par les ondes impalpables. Le voile était si proche. Il suffisait de le toucher. De le traverser. D'étreindre les ténèbres du néant lumineux.

Soudain, un éclair du lumière vint déchirer la grisaille morne de l'îlot solitaire. Une violente douleur me plia en deux, comme si mon corps décidait de se rappeler au souvenir de mon esprit qui, lui, avait déjà tombé les voiles. La lumière devint plus forte encore, elle déchira de toute part la monotonie, aveuglante et douloureuse, envahissant tout mon chant de vision, réduisant en miettes l'arche, déchirant le voile fragile, noyant la lumière au bout du tunnel dans sa clarté éblouissante. Je ne vis bientôt plus rien. 

Lorsque je rouvris les yeux, l'expérience de mon corps me sembla bien plus familière. Le plafond qui surplombait mon visage laissait apparaître des nuances de couleur reconnaissables, j'étais capable de distinguer le froid du chaud, puisque je me gelais malgré les draps tiédis par le contact de ma peau, et, enfin, je sentais le poids de mes propres membres. Le silence assourdissant avait disparu pour laisser place à un calme perturbé par un bruit de fond si minime qu'il était difficile de le capter, mais bien présent. Bruit de vent dans les branches nues, de pas dans les flaques, de roues foulant le bitume humide, de voix étouffées par les cloisons, de cris d'enfants et de soupirs de vieillards. Et un ronflement.

Avec difficulté, je me levais sur mes coudes pour m'adosser aux oreillers peu épais qui avaient servi de support à mon visage douloureux. Immédiatement, une immense douleur me transperça la poitrine et je poussait un grognement qui ne correspondait pas vraiment à l'ampleur de la souffrance. Je me laissai retomber, et repris mon souffle à grande bouffées alors que la sensation s'estompait lentement, sans se presser, comme pour me faire gentiment comprendre de me tenir bien sagement immobile. J'avais cependant bien compris où je me trouvais: une chambre d'hôpital. J'avais donc bel et bien survécu, mais j'étais toujours sous le choc de l'étrange vision que j'avais eu alors que j'étais inconsciente. Son souvenir s'embrouilla cependant rapidement dans mon esprit assailli de sensations. Plusieurs électrodes étaient attachées à ma poitrine, une étrange pince écrasait l'extrémité de mon index, et une perfusion transperçait la veine de mon poignet, retenue par un sparadrap aux dimensions surprenantes, et reliée à une machine dont les écrans et les voyants décrivaient quantité d'informations échappant à ma compréhension. A côté de l'appareil, dont les bips répétés et quelques peu étouffés avaient un effet étrangement calmant, ronflait bruyamment Santoni, avachi sur une chaise adossée au mur immaculé. Sa présence m'étonnait grandement, car, l'ayant payé pour son enquête et, accessoirement, pour m'avoir sauvé la vie, il était retourné à sa vie et à ses affaires, comme convenu, et je n'avais pas attendu grand chose de lui, excepté sa promesse de me tenir au courant s'il dégottait une quelconque nouvelle piste concernant l'Epaggelia, ce qui semblait peu probable au vu du temps qu'il nous avait fallu pour seulement retrouver la moindre trace de leurs activités. Se pouvait-il qu'il ait déjà mis la main sur quelque chose? Si rapidement? Et combien de temps avais-je passé évanouie, au juste? 

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