La vie a repris son court depuis l'Ayl'Dee Khobon. Malgré l'incident de la Faille, les festivités ne furent pas interrompues et, quelques neuf mois plus tard, naquit Tah'pio, le nouveau lien entre les suomen et Ukko, né de la nouvelle Aylie. C'est ainsi, en tout cas, que j'ai conclu le nouveau reportage au sujet des suomen. Après avoir fini à la corbeille en novembre, j'avais enfin pu le reprendre, le peaufiner, le raffiner, et le terminer, mettant enfin un terme à cette folle aventure, et, surtout, à ces longues saisons de peur et de fuite. Une longue épopée, un combat pour la survie, mais également un combat pour l'égalité et la justice, dans lequel je m'étais insérée, et que j'avais participé à propulser sur le devant de la scène. Mais également une tranche de ma vie que jamais je ne pourrai oublier, ne serait-ce que pour tous ceux que j'ai perdus en chemin, et qui, jamais, ne pourront être remplacés.
Au lendemain de cette ordalie, je ressortis à la fois plus forte et plus mature, mais également avec de profondes cicatrices qui, encore aujourd'hui, ne sont pas réellement refermées. Les années ont passées, douces et romantiques, aux côtés de la femme qui, à jamais, restera la seule et l'unique à faire battre si fort mon cœur. Bien évidemment, notre cohabitation n'est pas toujours facile, et la communication entre nos deux caractères ne se fait pas sans heurts. Pourtant, pas un seul instant, durant toutes ces années, il ne m'est venu une seule fois à l'esprit de vouloir la quitter. J'ignore si j'aime les femmes, ou cette femme. J'ignore si j'ai toujours été ainsi, ou bien si le traumatisme des mensonges de Julian m'y a menée. J'ignore si, si j'avais décidé d'être plus objective lors de ce premier reportage, j'aurai pu la rencontrer. C'est une question difficile qui me taraude souvent. "Et si...". Me satisferai-je d'un monde dans lequel je suis toujours avec Julian, mais où la douceur des traits de ma Nokomis me serait inconnue? D'un monde dans lequel Thomas serait encore là, mais où la mort d'Hen'Ruay m'aurait été inconnue? D'un monde dans lequel les actions maléfiques de l'Epaggelia auraient continué sans êtres contrées, peut être jusqu'à leur réussite finale?
Bien évidemment, toutes ces questions n'ont de sens que parce que j'ai vécu toutes ces choses... A mon grand désarroi, Nokomis ne m'aurait jamais manquée si je ne l'avais connue. Pire, si Hen'Ruay n'était pas décédée, peut être n'aurai-je jamais eu la patience de tenter de m'acclimater au tempérament particulièrement acide que ma belle rousse avait à mon égard lors de notre rencontre. Pourquoi me poser toutes ces questions, alors? Peut être pour tenter de m'absoudre... Malgré toutes les protestations de mes amis et collègues, je sais, au fond de moi, que c'est ma décision de tourner ce premier reportage qui a déclenché toute la série d'évènements qui s'est ensuivi. Et, en conséquence, il m'est impossible de ne pas me sentir responsable de toutes les morts que cette action a entraînée. Tenter de réécrire l'histoire permet de la relativiser, mais également de quantifier ma part de responsabilité, car la guerre entre Taa'kangow'a et Pacifistes prédatait de loin mon implication dans les affaires suomen, tout comme les ingérences du syndicat. Il y aurait eu des morts que je m'implique ou non, mais peut être pas les mêmes, et peut être pas le même nombre. Mais plus, ou moins? Là est la question qui ne peut quitter mon esprit... celle qui me hante, peut être même celle qui me pousse à mettre à l'écrit le récit de cette histoire, même après tant d'années.
Nokomis ne s'était jamais vue travailler chez les kowos, et pourtant la voilà co-réalisatrice de tous mes reportages. Elle a en quelque sorte reprit là où Thomas avait laissé, à la différence que mon ami n'avait en général pas grand chose à dire sur le contenu des reportages, là où Nokomis, elle, a tendance à me donner du fil à retordre lorsque nous sommes en désaccord sur un point. Thomas avait également une expertise technique que ma belle rousse tente, chaque jour, de combler. Elle a bien tenté de suivre des cours, mais la voie scolaire n'est vraiment pas sa tasse de thé... elle a besoin de grand air et de pratiquer elle même. Quant à moi, il faut croire que les douloureuses expériences traversées durant l'affaire des suomen ne m'ont pas vraiment calmée. A vrai dire, c'est plutôt l'inverse, et j'ai bien moins peur de prendre à bras le corps des sujet que j'aurai auparavant jugé trop dangereux ou sensibles. L'idée d'avoir pour me soutenir une tribu complète de guerriers donne une certaines sensation de sécurité, tout comme le fait de savoir que ma camerawoman est capable de casser un bras aussi facilement qu'une chips.
Julian est... Julian. Il s'est trouvé une nouvelle femme, encore, quelques temps après la fin de notre divorce, et semble ne pas encore être sur le point de devoir s'en séparer. J'imagine que ses filles font autant la vie dure à cette nouvelle belle-mère qu'elles ne le faisaient à moi. Mais Julian est aussi riche que séduisant malgré les années qui s'accumulent, il trouvera donc toujours chaussure à son pied. Néanmoins, il n'a jamais cessé de me verser les sommes convenues lors de notre divorce, et, après des années de relation que l'on pouvait au mieux qualifier de tièdes, nous sommes parvenus à rester bons amis - bien que Nokomis lui voue une détestation aussi singulière qu'intense. Bien sûr, le public a longtemps réclamé connaître les raisons de notre divorce, et nous les avons gardées aussi secrètes que possible. Les photos et vidéos publiées dans la presse à scandale de mon couple avec Nokomis ont cependant fait pencher la balance en direction d'une théorie de "femme trompant son mari avec une autre femme", que je n'ai jamais vraiment eut le courage de combattre. Les gens croiront toujours ce qu'ils veulent, peu importe les preuves, arguments, ou témoignages des principaux concernés. J'ai cependant pu être officiellement répudiée par mon père, incapable de supporter de voir son enfant "s'éloigner ainsi de la voie de Dieu" et, accessoirement, de la fortune de Julian, dont l'ancienne noblesse espagnole ne se priverait pas. Cette nouvelle ne m'a fait ni chaud, ni froid. Je n'ai aucun désir de renouer avec ma famille, encore maintenant. J'en ai une nouvelle, désormais, et j'en porte la preuve à mes oreilles, où deux nouvelles boucles sont venues prouver mon appartenance à la tribu d'Ar'henno.
Ar'henno... parlons-en, d'ailleurs. C'est après de longues et âpres négociations - et quelques crêpages de chignon, disons les choses comme elles sont - que j'ai réussi à convaincre Nokomis de quitter la villa du midi pour faire construire notre propre maison, dans une vallée des Alpes à proximité des Terres Ancestrales suomen, à moins d'une heure d'Ar'henno en voiture. Ce chalet alpin est bien loin du luxe de la villa, mais également bien plus confortable que les rudes demeures suomen, et, surtout, il est notre maison à toutes les deux, que nous avons dessiné, préparé, payé et vu bâtir ensemble. Nokomis ne le dit pas, mais je sais qu'elle adore les immenses pentes boisées qui l'entourent, et que le biome montagneux lui sied à merveille. Cela ne l'empêche pas de réclamer que nous nous rendions à la villa durant nos vacances et en été, pour profiter de la mer. Mais, pour satisfaire son désir de nouveauté, j'ai surtout entrepris de la faire voyager. Que ce soit pour nos tournages ou sur notre temps libre, nous voyageons partout, dès que possible, et, de préférence, en évitant les voyages organisés et centre touristiques. Nokomis est ainsi tombée en amour de mon Espagne natale presque autant que moi d'elle, a adoré la vie des tribus reculées d'Afrique centrale, s'est levée pour les droits des amérindiens aux Etats-Unis, s'est ébahie devant les pagodes chinoises et japonaises, s'est prélassée sur l'île d'Huwa Huwa, et je passe encore bien des destinations. Elle a appris l'espagnol, tout comme j'ai appris - avec grande difficulté, je dois l'avouer - le suomen.
Quant à Da-jee-ha et Santoni, ils filent le grand amour, à la grande surprise de tout le monde, moi la première. Leur premier enfant est né quelques mois seulement après Tah'pio, et voilà que j'ai appris il y a quelques semaines que la cheffe d'Ar'henno était de nouveau enceinte. La vie semble belle, et... peut être... me laisserai-je moi même tenter par l'idée d'avoir un enfant à l'avenir. Da-jee-ha semble si apaisée quand elle porte le petit Alessandro dans ses bras - nom choisi par le père, comme vous aurez pu le remarquer.
Les droits des suomen avancent, également, pas aussi vite que nous le désirions, mais le monde de la politique est de toute évidence ainsi. Quoi qu'il en soit, je peux dire que la vie que je mène est heureuse, et que je ne regrette pas un instant de l'avoir menée. Mais si je ne devais faire qu'un seul vœu... ce serait de revoir un jour Sang. Car elle est en vie, quelque part, c'est certain, et j'aimerai savoir où, ou comment la faire revenir. Mais je n'en ai pas la moindre connaissance. Elle a cependant levé le coin du rideau sur une part de notre monde que je n'avais jamais soupçonnée, et qui ne cessera, jusqu'à la fin de mes jours, de m'intriguer.
Fin de mes jours que je passerai auprès de cette femme, de ce peuple, que les incultes nomment Sauvages, et que j'ai le bonheur de pouvoir appeler les miens.
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Sauvages
عاطفيةIls étaient là avant, alors ils ont été conquis. Ils refusaient de se soumettre, alors ils ont été chassés. Ils étaient différents, alors ils se sont battus pour le rester. Pour nous, ils semblent être des barbares surgis d'un autre âge, refusant la...