Lemp'herta

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Je redescendis des alpages seule, Neh'mu devant garder son troupeau. Il le guida tout de même de manière à nous rapprocher de Ar'henno, et il ne me fallut que descendre en quasi ligne droite, tout en suivant la piste tracée par le passage des bêtes, pour revenir dans la petite communauté, exténuée, sale, et surtout, encore plus prisonnière de mes pensées délétères. J'étais plus consciente que jamais de mes peurs, de ces émotions qui rampaient sous ma peau et me faisaient frissonner dès que je croisais le regard d'un homme, dès que je voyais leur corps, et que mon esprit malade ne pouvait s'empêcher d'imaginer leur intimité, et de sentir une vague de dégout profonde et incontrôlable, qui, telle un raz de marée, ne laissait que destruction dans son sillage. J'essayais tant bien que mal de me concentrer sur autre chose, quoi que ce soit, de la couleur de l'eau du torrent à la forme des épis de blé jaune.

Mais rien n'y faisait. C'était un cauchemar dont je ne parvenais plus à sortir. Et, en conséquence, je ne me sentais à peu près en paix qu'en l'absence d'hommes, quand bien même ceux là n'avaient rien fait de mal. C'était ridicule et puéril, me disait mon côté rationnel, mais il avait perdu tout pouvoir de décision sur ce corps et cet esprit brisés. C'est dans ce contexte tout particulier que j'entendis une discussion entre Da-jee-ha et Nokomis, une discussion qui, dès le premier abord, semblait toute particulière. Pourquoi?

Parce qu'elle était tenue en français.

C'était la nuit. La fraicheur montagnarde s'était déjà abattue sur le petite monde isolé de la vallée, et je tentais vainement de m'endormir sous mes couettes, autant dérangée par la température que par mes pensées parasites. Da-jee-ha était partie, le matin, avec son imposant véhicule tout terrain, vers une communauté voisine, de laquelle Ar'henno tirait certains de ses produits de consommation ainsi que des information sur le reste du monde. Elle venait de revenir, et j'avais entendu les imposantes roues écraser les gravillons et la terre du chemin. Elle pénétra dans sa maison, où l'accueillit la voix de Nokomis, qui était encore debout. Inconsciemment, j'avais tendu l'oreille, espérant bien plus détourner mon attention de mes pensées qu'écouter, car les premières phrases de leur échange étaient tenues en suomen. Mais soudain, Nokomis changea de langue.

-Comme ça tu peux me le dire.

-Nokomis, certains ici parler français.

-Pas suffisamment. Et comme ça, tu peux me le dire sans craindre qu'il n'y ait d'oreille indiscrète.

-Mais Kinn'rehi...

-Ester est endormie comme une souche, Da-jee mah'na. Son corps frêle est tellement épuisé par tous ces trucs qu'elle a jamais eu à faire qu'elle se réveillera pas avant l'heure du coq.

La pique me vexa, mais, évidemment, je ne dis rien. De ma position sur la petite mezzanine, je pouvais très bien entendre, mais j'avais conscience que la maison de Da-jee-ha n'était pas habitée que d'elle, et les autres plateforme comportaient d'autres lits, où certains des habitants étaient peut être également en train d'écouter. Nokomis essayait de convaincre Da-jee-ha de lui dire quelque chose, quelque chose que cette dernière ne voulait pas que les habitants sachent... qu'est ce que cela pouvait être? Les nouvelles de l'extérieur étaient donc si mauvaises?

-Bien... soupira Da-jee-ha. Eux échouer. Trois fois.

-Trois fois? S'exclama Nokomis, d'une voix impressionnée.

-Silence! Lui intima Da-jee-ha.

-Il y a eu des arrestations? Demanda Nokomis, d'une voix à peine plus basse.

-Oui, plusieurs. Mais eux encore essayer.

-Ils ont mis quel genre de sécurité autour de ce cimetière? L'armée? Ricana la jeune suomen. C'en est ridicule. Ils devraient arrêter d'essayer et attendre que ça se tasse. Normalement ils se lassent de surveiller les tombes après quelques mois.

SauvagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant