Au cœur de la haine

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Les mots de Santoni n'avaient pas grand chose pour me rassurer. Savoir qu'il était un "homme d'action" était à peu près à l'opposé de la posture de conciliation que j'aurai aimé entretenir, autant avec Da-jee-ha qu'avec le reste de la tribu d'Ar'henno. Je n'aimais moi même pas particulièrement l'Epaggelia- en réalité, je le haïssais, même, comme toute personne sainement constituée. L'idée qu'un réseau souterrain ait pu se hisser au sommet de la pègre grâce, entre autres, au trafic de la sexualité de centaines d'êtres humains, dont des enfants, avait de quoi motiver à ressortir les fourches et les torches, d'autant plus lorsque ledit trafic, auprès de gens influents, permettait de faire se fermer les bouches même les plus réticentes. Je n'avais pas le grief personnel de Santoni contre le syndicat. Il n'avait jamais attenté à un membre de ma famille, je n'avais pas été l'une de leur nombreuses victimes, et je n'avais jamais eu à subir aucune menace de leur part avant de les découvrir par l'intermédiaire de Marc Lange, l'homme qui avait tenté d'entrainer l'organisation avec lui dans sa chute. 

Les souvenirs de cette enquête, menée aux côtés d'autres enquêteurs et des forces de l'ordre combinées de plusieurs pays, avaient toujours un impact fort sur moi, et ils l'ont encore aujourd'hui. Néanmoins, si j'avais choisi de ne plus penser à cette enquête, outre le fait qu'il semblait évident que beaucoup de tort n'avait pas été puni, c'était la scène finale du procès de Hadès, auquel j'avais assisté, quelques mois après son arrestation. L'homme n'avait même pas tenté de se défendre, conscient que son cas était désespéré, mais qu'il sortirai de toute manière avant sa mort, et assez riche pour passer le reste de sa vie sous les tropiques. Il avait proféré ces mots avec aplomb, devant une audience scandalisée, un juge pantois, un avocat désespéré, et les nombreuses victimes de son réseau ayant put être sauvées, de jeunes filles, pour beaucoup. Le souvenir de leurs regards vides, de leurs attitudes soumises, et des traces des sévices qui marquaient leur corps prépubère m'avait plus marquée que toute expérience dans ma vie. C'était si insidieux, si immonde, si abject, et pourtant, c'était réel. C'était bel et bien arrivé. 

Le dossier fermé, j'avais tourné la page pour tenter d'oublier ces images, et, peut être, pour ne pas me rappeler que la quasi intégralité des clients de l'Epaggelia étaient restés, eux, impunis, intouchables, leurs noms n'ayant pas quitté les lèvres pourtant si promptes à la vantardise de Hadès et de ses lieutenants. Refermer la boîte de Pandore est plus simple que de réaliser qu'une grande partie des démons qui l'habitaient s'est évanouie dans la nature. L'Epaggelia avait survécu, mais peut être n'était-ce que ses activités criminelles plus classiques, et que celles-ci ne lui permettraient pas de survivre longtemps... je m'étais lourdement trompée. Repenser à tout cela m'emplissait d'une rage brûlante, et l'idée de découvrir que le syndicat avait peut être réouvert sa branche proxénétisme, causant la souffrance de centaines, voir de milliers d'autres enfants et êtres humains, suffisait à me pousser à exiger de Da-jee-ha qu'elle cesse toute affaire avec eux. Et puis, il fallait que j'agisse avant que "l'homme d'action" ne nous mette tous les deux dans une situation plus qu'inconfortable, me disais-je. Ainsi, en allant me glisser dans mes draps le soir même, je me promettais de confronter mon hôtesse dès le lendemain matin. 

J'avais sous estimé la soif d'action de mon compagnon de voyage. 

Au coeur de la nuit, alors que l'air glacial des Alpes s'était abattu sur la vallée et dans les demeures, dont les cheminées avaient tus les craquements et bruissements de leurs feux depuis des heures déjà, une rumeur s'éleva, me tirant des affres du sommeil. D'abord simplement ennuyée par ce bruit de fond tout de même assez sonore pour me réveiller, je mis quelques secondes à réaliser qu'il s'agissait de cris et des protestations d'une foule qui ne semblait pas particulièrement de bonne humeur. A Paris, cela n'aurait rien eu d'étonnant, chaque foule de parisiens en étant une telle. Mais nous étions au coeur des Alpes, au milieu de nulle part, à plusieurs heures de route de la première trace de grande foule, loin de tout. Il ne pouvait pas y avoir mille sources pour un tel brouhaha, et je me jetai donc, fébrile, sur mon manteau avant de dévaler l'échelle menant à ma plateforme à vive allure. 

SauvagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant