Je me souviendrai pendant longtemps encore de ce moment, de cet instant. Il reste encore gravé dans ma mémoire, dessiné à l'encre indélébile, même après tant d'années. Malgré tout ce que nous avions vécu, toutes les souffrances, les morts, les disparitions, les espoirs envolés, nous avions enfin vu une lueur, un espoir, nous savions que le vent tournait, mais malgré toutes les manifestations, tous les débats politiques, tous les sondages en vue des élections qui approchaient à grand pas en ce milieu de mois de mars, nous n'avions toujours pas vu de changement factuels. Du moins, jusqu'à ce moment.
C'était un milieu de soirée, vers 19h30. J'avais passé une bonne partie de la journée avachie sur le canapé, à osciller entre demi éveil et sommeil profond, toujours en proies aux même peurs qui étaient devenues mes plus fidèles compagnes, sans savoir qu'elles allaient être balayées à jamais en l'espace de quelques heures. Da-jee-ha était occupée à cuisiner, tandis que Sang et Santoni étaient, une fois de plus, de sortie, à la poursuite du spectre insaisissable du syndicat et de l'ombre de Hadès. Durant les jours qui avaient précédé, la tension politique s'était accentuée, alors que les débats officiels avaient débuté et que les meetings s'organisaient à la chaîne partout dans le pays. Nombreux étaient les candidats, mais seuls deux sortaient du lot, le Président, qui tentait de se faire réélire, et le Chef de l'opposition, celui-là même qui était monté sur scène après moi pour faire ses promesses grandiloquentes, que nous esperions tant qu'ils tienne s'il venait à gagner, ce qui semblait devenir plus évident jour après jour. Tous les sondages le montraient gagnant au premier tour avec le Président. Mais si un tel scénario devait se produire, un duel entre les deux favoris au second tour, alors tous les sondages montraient que le Président sortant serait écrasé. Au premier tour, les voix étaient divisées entre de nombreux partis, mais il semblait qu'à choisir entre le Président sortant et son adversaire, personne n'avait d'hésitation. Le gouvernement en campagne se voulait rassurant, rappelant que les sondages n'étaient pas toujours représentatifs et qu'il restait beaucoup de temps avant les élections, ou arguant que le sort du pays ne devait pas se choisir sur une unique question. Mais la ligne dure qu'il avait adopté vis à vis des suomen pendant toutes ses années se retournait contre lui. L'opinion publique n'y était plus favorable, les couvertures d'attentats Taa'kangow'a qui avaient baigné les esprits pendant plusieurs années avaient été remplacés par les preuves accablantes de discrimination sur une grande partie des chaînes et, comme poussés par cette soudaine visibilité, la parole était donnée à ces pacifistes qui, tel Hen'Ruay, avaient été muselés ou oubliés autant par le pouvoir que par les médias.
C'était une effervescence qui redonnait espoir à notre lutte, et qui plongeait nos opposants dans un profond désarroi. Un désarroi qu'ils tentaient de contenir à tout prix.
Je me réveillais d'un rêve particulièrement réaliste et terrifiant, durant lequel Moh'lag m'annonçait qu'elle avait tué Nokomis. Encore secouée, je me levais donc, l'estomac trop noué pour apprécié la puissante odeur de la cuisine de Da-jee-ha, et saisissais mon téléphone. Trainer sur internet était devenu un reflexe pour détourner mon esprit de mes inquiétudes, ce qui n'était pas toujours une bonne idée au vu de la propension des réseaux à amplifier des informations anxiogènes. Cependant, je vis que j'avais pas moins de cinq appels en absence d'Ad'ehko, et une dizaine d'autres provenant de divers contacts et autre militants dont j'avais fait la rencontre. Intriguée, je tentais de rappeler Ad'ehko, mais sa ligne était occupée; il était déjà en train de parler avec quelqu'un d'autre - c'était un homme occupé, après tout. Mais il ne pouvait m'avoir appelé autant de fois sans une bonne raison, et le fait que j'ai reçu tant d'autres appels en si peu de temps ne pouvait signifier qu'une chose: il s'était passé quelque chose d'important. Tendue, n'étant plus habituée à recevoir de bonnes nouvelles, j'ouvris twitter, espérant ne rien avoir à y trouver. Mais mes notifications étaient pleines de messages, ce qui fit encore gonfler mon anxiété. Je craignais un attentat des traditionalistes, ou bien un scandale sur le candidat d'opposition qui remettrait en cause sa victoire quasi certaine. Mais, lorsque je regardai l'onglet des tendances, mon coeur rata un battement et je me levais d'un bond.

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Sauvages
RomanceIls étaient là avant, alors ils ont été conquis. Ils refusaient de se soumettre, alors ils ont été chassés. Ils étaient différents, alors ils se sont battus pour le rester. Pour nous, ils semblent être des barbares surgis d'un autre âge, refusant la...