Mes souvenirs de ce qui suivit sont flous. Ils se superposent dans ma mémoire, s'entrechoque et se mélange, comme si un peintre fou passait de violents coups de pinceaux pour ruiner le paysage de son aquarelle. Il n'en reste que des formes indistinctes, qu'on peut percevoir sans être capable d'en saisir les détails. Une brume enfiévrée recouvre ces portions de ma mémoire. Je me souviens simplement en train de ramper au sol pour atteindre le corps blessé d'Hen'Ruay, tandis qu'autour de moi, tout semblant de diplomatie entre les manifestants et les forces de l'ordre disparaissait. Je me souviens lui avoir tenu la main. Ou peut être lui ai-je soutenu la tête? Je ne sais plus. J'ignore si c'est mon esprit seul qui brouille autant cet instant, ou les larmes qui emplissaient mes yeux. Ce qui se passait autour de nous n'importait plus, seul comptait la peau encore plus pâle qu'à l'accoutumée de la vieille femme, les sang s'écoulant à un rythme alarmant de son front, et la tache rouge toujours grandissante qui imbibait son t-shirt décidément bien trop récent pour une femme de son âge. Qu'ai-je bien pu lui dire à ce moment? Je ne m'en souviens plus. Et quand bien même, m'aurait-elle seulement entendue dans l'enfer qui déferlait, dans l'émeute qui débutait?
Probablement pas. J'aurai probablement dû simplement lui serrer la main pour lui signifier que j'étais la, tenter de lui transmettre autant de chaleur que possible tandis que sa peau devenait chaque instant un peu plus froide. Je criais, hurlais en espérant que quelqu'un, quiconque, me porte une main secourable, vienne retirer cette balle, ou me réveille de ce cauchemar tout simplement. Je ne sais pas combien de temps je suis restée prostrée auprès de Hen'Ruay, à encaisser les coups pour protéger son corps, à lui dire je ne sais quels mots qu'elle ne pouvait même pas entendre, à prier un dieu, quel qu'il soit, de venir à mon secours, de venir à son secours. Mais s'il existe réellement un dieu, soit il voulait nous punir, soit il était aussi distants que celui des Suomen.
Quel qu'il soit, je le hais du plus profond de mon coeur. Car c'est à cause de lui, si tout cela a eu lieu.
Le temps s'était simplement suspendu. C'était une sorte de bulle de souffrance au milieu du chaos. C'était la partie la plus sombre d'un tableau de ténèbres. Et lorsque des mains vinrent enfin mettre fin à cette horreur, ce fut pour me plaquer au sol et me passer des menottes, tandis que je hurlais pour que quelqu'un vienne s'occuper de Hen'Ruay. Ces bras maudits, ces sans visages cachés derrière leurs masques anti émeute, m'arrachèrent au corps tremblant de ma vieille amie. Elle disparut sans que je ne puisse rien faire. Et, sans ménagement, on me trimballa sans que mon esprit soit capable de comprendre ce qui arrivait.
C'était étrange, quand j'y repense. A peine deux jours plus tôt, je me croyais au fond du trou, incapable de chuter plus bas. Je pensais avoir toucher le fond des abysses, mais je réalisai seulement que je n'avais fait que m'arrêter à un pallier avant de reprendre ma plongée vers les grands fonds. Allais-je un jour atteindre un point où je ne pouvais aller plus bas? Je l'ignorai, et l'ignore encore. Mais la douleur était telle que je refusais de me laisser aller à seulement tenter l'expérience. La garde à vue ne fut qu'une longue série de questions et de remontrances tandis que je restais fixée sur la peur, la terreur, à l'idée de l'état de Hen'Ruay. Je n'avais aucune idée de ce qui se passait autour de moi, aucune idée de l'issue de l'émeute, aucune idée de l'heure qu'il était. Même mon visage enflé par un mauvais coup ne m'importait guère. Tout ce qui me passait par la tête était cette tache rouge grandissante, qui absorbait toute autre pensée telle une éponge ensanglantée...
Lorsque finalement, je pus sortir à la fois de ma cellule et du commissariat, je me sentis comme un grain de sable perdu au milieu du désert. La nuit était déjà tombée, noire, profonde. La lumière jaunâtre des réverbères parisiens semblait à peine parvenir à percer son épais manteau sombre, et les quelques âmes qui s'y promenaient semblaient ignorer tout autant que moi ce qu'ils faisaient dehors. J'ignorai où j'étais. Je ne savais pas où aller, ni qui appeler. Il me fallait à tout prix rejoindre Hen'Ruay. Elle devait être à l'hôpital, mais lequel? Et où était seulement l'hôpital le plus proche?
VOUS LISEZ
Sauvages
RomanceIls étaient là avant, alors ils ont été conquis. Ils refusaient de se soumettre, alors ils ont été chassés. Ils étaient différents, alors ils se sont battus pour le rester. Pour nous, ils semblent être des barbares surgis d'un autre âge, refusant la...