Expédition funéraire

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Je restai interdite quelques longues secondes, tandis que Hen'Ruay sirotait paisiblement son spritz en contemplant la baie qui s'étendait en contrebas.

-Pardon ? Finis-je tout de même pas dire, ayant parfaitement entendu la première fois, mais décidant de laisser une chance à mon interlocutrice de se corriger.

-Tu m'as très bien entendue, Ester. Répondit-elle simplement. Et je ne parle pas de fossiles.

-Mais vous êtes cinglée ! Jamais je n'irai déterrer des morts ! C'est de la profanation pure et simple de sépulture ! Je n'ai rien à faire ici, c'est d'un ridicule...

-Imagine... m'interrompit la vieille femme alors que j'étais en train de me lever. Imagine que ta mère venait à mourir.

-Vous partez mal. La prévins-je.

-Imagine alors quelqu'un à qui tu tiens. Beaucoup.

L'image de Julian apparut immédiatement dans mon esprit, et mon cœur se serra en l'imaginant mort. Ma bouche se dessécha.

-Bien. Reprit-elle. Maintenant, imagine que, sans te demander ton avis ni consulter les volontés de cette personne, ses funérailles soient confiées à des Suomen. Que son corps soit exposé, au milieu des montagnes, en offrande aux vautours. Cela te serait-il supportable ?

Un frisson me parcourut. J'étais toujours à moitié levée de ma table. Je savais la réponse que je devais donner, et je savais déjà où Hen'Ruay voulait en venir.

-Non. Répondis-je finalement. Cela me serait insupportable.

-Laisserais-tu le corps de cette personne se décomposer ainsi sans rien tenter ?

-Non. Je tenterai de subtiliser le corps pour lui offrir des funérailles décentes.

-Alors, nous nous sommes comprises. Conclut-elle. La loi nous interdit de pratiquer nos rites de funérailles, alors, dès que l'état en a la possibilité, nous sommes forcés d'accepter un enterrement traditionnel.

-Vous pouvez toujours choisir la crémation. Fis-je remarquer.

-Mourir dans le feu, c'est ne jamais pouvoir retourner à la terre. C'est se vaporiser dans les cieux et errer à tout jamais, sans jamais réintégrer le cycle. C'est la punition suprême pour un suomen.

La vision du feu dans lequel j'avais failli être précipitée quelques semaines plus tôt prit une toute autre tournure dans mon esprit, et je fus prise d'une violente nausée en imaginant la haine qui avait mené à ma présence sur le promontoire, ce terrible soir de juillet. Je dus me rasseoir, et Hen'Ruay sembla choisir de ne pas commenter sur ce qu'elle venait de voir, ce dont je la remerciai silencieusement. Je n'étais pas capable d'admettre cette faiblesse qui me sciait, et elle l'avait bien compris.

-C'est pour cela que nous demandons toujours des enterrements traditionnels. Sans embaumement, sans injection de produits chimiques, juste des enterrements rapides, sans fioriture, et sans cérémonie. Puis, nous venons déterrer les corps pour faire les vraies funérailles.

-Et les autorités ne disent rien ?

-Pas vraiment. Leur travail a été de faire l'enterrement pour que la loi soit respectée, et ils l'ont fait. Ils ont tendance à fermer les yeux sur ce genre de pratique, tant que cela ne s'ébruite pas, mais ça ne se passe pas toujours aussi bien et, surtout, par le passé, c'était quelque chose de bien plus difficile. Dans le temps, les paroissiens scellaient parfois les tombes suomen à au métal fondu, ou les entouraient de chaines, ou encore patrouillaient dans les cimetières le temps que le corps soit suffisamment décomposé. C'est un point de cristallisation de nombreuses tensions, qui ont existé pendant des siècles.

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