Ab'hel-kee

622 68 10
                                    

J'avais du mal à contenir mon appréhension. Mes membres étaient tendus à l'excès, au point que je me tenais droite comme un i sur la banquette du taxi qui nous amenait chez le fameux Ab'hel-kee. Ad'ehko dut s'en rendre compte, car il me regarda avec un air attendri et me dit:

-Ne soyez pas aussi tendue, Ester. Tout va bien se passer.

-Claro.

Bien loin de me rassurer, ses mots me mirent d'autant plus à fleur de peau. Ce n'était pas simplement une visite de courtoisie à un membre éloigné de la famille d'Hen'Ruay et Nokomis que nous menions. Ad'ehko y avait vu la jeune femme, lorsqu'il avait rendu visite au vieux frère d'Hen'Ruay, deux semaines auparavant. Nous ne nous dirigions donc pas simplement vers une piste, un indice, un trace de pas infime qui aurait pu juste me permettre de savoir qu'elle allait encore bien; nous allions voir Nokomis. Et je n'avais pas la moindre idée de comment la rencontre allait se dérouler.

Les jours précédents avaient été passés dans une attente douloureuse. Depuis le diner où j'avais rencontré le vieil Ad'ehko, je n'avais été capable ni de me reposer comme il le fallait, ni de travailler correctement. Je commençais à prendre l'habitude de cet état second dans lequel mon corps semblait ne plus obéir aux ordres de mon esprit, et je mis donc cela sur le dos de la fatigue et du soulagement à l'époque. Pourtant, j'aurai pu, déjà à ce moment, réaliser à quel point j'étais dans tous mes états à la simple idée de revoir Nokomis. Après tout, nous n'étions pas si proches que cela, ne nous connaissions depuis pas plus de trois mois, et avions passé la plupart de ce temps à ne pas nous entendre. Voulais-je me persuader que c'était uniquement par respect pour Hen'Ruay que j'étais aussi attachée au bien être de sa fille? Probablement. Voulais-je me concentrer sur d'autres problèmes que les miens afin de tenter de les oublier? Assurément, car tout le temps où je m'étais inquiétée du sort de Nokomis, ni la grotte, ni Tor'neh, ni Julian n'étaient venus troubler durablement mon humeur. J'imagine qu'il est plus agréable de se soucier d'autrui que de faire face à ses propres problèmes. 

Mais maintenant que j'étais en chemin pour la retrouver, c'était une toute autre affaire. Le stress qui s'était accumulé menaçait de déborder, et j'ignorai ce qui se passerait si cela devait arriver. Je craignais que, après m'être aussi détruite d'inquiétude, elle ne fuirait pas de nouveau. Je voulais m'excuser, de tout et de rien, malgré mon orgueil blessé à cette simple idée, car la solitude de mon appartement était tout simplement trop dure à endurer, et je préférai encore nos joutes verbales quotidiennes au silence sépulcral du loft vide. Ad'ehko prit la parole, peut être pour tenter de m'occuper, ou peut être simplement pour le plaisir de parler.

-Dee-naka Ab'hel-kee est un homme qui a beaucoup vécu et beaucoup échoué. Son lieu de vie n'a probablement rien à voir avec tout ce que vous avez pu connaître au cours de votre vie, aussi vous demanderai-je de ne pas trop le juger - du moins, à l'oral. Ce que vous pensez ne concerne que vous et Ukko.

-Il n'a pas le même nom de famille qu'Hen'Ruay. Fis-je remarquer. Por qué?

-Les suomen n'ont pas de nom de famille, Ester. Répondit-il. Nous avons un prénom, celui par lequel on nous appelle en général, et un... on pourrait appeler ça un surnom? Ou un titre? Il est choisi à la naissance, mais peut évoluer au court de la vie. Ska'rumi Hen'Ruay donnerait, en français, quelque chose comme Hen'Ruay la Céleste.

-Un surnom digne d'elle.

-En effet. Elle l'a gagné à une époque où elle était une guerrière terrible, et que les non-suomen la craignaient tout particulièrement. 

-Et son frère?

-Dee-naka... n'est pas un surnom très agréable à porter. Il lui a été attribué à une époque où lui même avait renié tout ce qui pouvait le lier aux suomen, se faisant appeler Abel, et donc il l'a longtemps rejeté. Mais depuis qu'il cherche à renouer des liens, il l'a accepté et le porte comme une cicatrice indélébile de son passé. Dee-naka signifie Langue de feu, mais cela renvoie moins au souffle des dragons qu'à l'alcoolisme. 

SauvagesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant