Épilogue

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Je suis en retard, comme d'habitude.
On m'avait pourtant donné une horaire précise et c'était très simple de préparer toutes mes affaires et de partir à l'avance de chez moi pour être sûre de ne pas être à la bourre. Les gars doivent déjà tous être à la gare, et à en juger les quelques vibrations que je sens dans ma poche droite alors que je cours jusqu'à mon arrêt de bus, c'est sûr qu'ils m'attendent et se demandent ce que je fabrique.
Ma valise est lourde, en plus, pas facile d'aller vite quand on a un poids de ce genre à traîner derrière soi. Je le savais, je le savais qu'on aurait pas dû faire cette soirée pour fêter la fin de leur tournée des salles et leur retour sur Caen après des mois hier soir. Ou alors je n'aurais pas dû dire oui. Ça m'aurait évité de me réveiller à une heure qui n'était définitivement pas la bonne et à devoir tout préparer à vitesse grand V, le tout avec une belle gueule de bois.
Je ralentis, enfin arrivée à mon arrêt de bus.
Je me sens bête de penser ça. C'est ma mauvaise humeur qui parle, en vérité. Comment aurais-je pu ne pas être présente à cette soirée qui rassemblait tout le monde depuis longtemps et qui symbolisait finalement tout ? La fin de la tournée, les presque deux ans de la sortie de l'album et du début du succès d'Orel et Gringe, la conclusion de ce tout premier chapitre de leur carrière.
La veille de leur tout premier Zénith. Celui de Paris.
Impossible. Je n'aurais pas pu ne pas être là. En plus, cette soirée m'a fait un bien incroyable, elle nous a fait un bien incroyable à tous, je crois. Elle nous a rappelé l'avant tout ça, nous a permis de tous nous retrouver chez nous et de rire à n'en plus pouvoir comme des idiots, ensemble. Rien que d'y repenser, j'ai le sourire aux lèvres. Et maintenant, je vais les rejoindre et on va tous partir pour Paris, direction le Zénith.
Pour ça, il faudrait que mon bus se dépêche d'arriver, par contre. Je jette un coup d'œil à ma montre et constate qu'il est en retard de quatre minutes déjà.
Inspirer, expirer.
Si je rate le train, tant pis, je n'aurai plus qu'à me payer un nouveau billet. Ça me fera encore plus maudire le fait qu'on doive cette fois-ci s'y rendre en avance par ce moyen de locomotion au lieu du tourbus qui arrivera plus tard avec tout le matos, mais rien de très grave.
Heureusement que mon bus est coopératif. Je grimpe dedans avec ma valise trop lourde et me préparer déjà à galérer pour trouver de la place dans ce bus bondé. Par chance, j'en repère une assise de libre qui n'attend que moi, juste à ma gauche. Une adolescente aux cheveux longs et habillée en noir, juste à côté, y a déposé son sac.

- Excuse-moi, je peux m'asseoir ? je lui demande gentiment.

- Pardon, oui bien sûr, me répond-elle en enlevant son sac pour le mettre plutôt sur ses genoux.

- Merci.

Dans ma tête, je soupire de soulagement une fois que je suis enfin posée. Je n'ai plus qu'à attendre l'arrêt de la gare.
Mon regard se perd dans le vide et mes pensées vagabondent comme elles savent si bien le faire dès que je pose mes fesses dans un moyen de transport quelconque. Je songe à comment ça va se passer en arrivant à Paris, je me demande si voir un Zénith plein à craquer pour eux va autant me décontenancer que lors de leur premier showcase, je me demande aussi s'ils sont stressés. Ils doivent l'être. Je le suis aussi, en fait.
Je remarque à peine qu'au fil des arrêts, le bus s'est grandement vidé, et que la fille et moi-même sommes presque les seules restantes, si on ne compte pas les deux mémés qui discutent tout devant et le collégien sur son téléphone à l'arrière. Le silence est juste perturbé par le bruit du véhicule et par un grésillement à ma droite.
Puisque je suis sortie de mes rêveries, je prête un peu plus attention au paysage. Une sensation bizarre se manifeste dans mon estomac quand je reconnais où nous sommes.
C'est le chemin que je prenais pour aller au lycée à pieds. Je jette un œil au nom du prochain arrêt. C'est bien par mon ancien lycée que cette ligne passe. Je suis mitigée entre le dégoût de me rappeler de cet endroit où j'ai vécu mes pires moments, et la nostalgie étrange du début de toute mon aventure à Caen.
C'est un sentiment inexplicable.
Le bus commence à ralentir lorsqu'on arrive devant le bâtiment. Je revois tout : ma rentrée, Léa Manon et Léonie, les gars et leur skates, Alice et ses sbires, les profs, les gens de ma classe, et puis aussi les pleurs, les rires, les soirées, mon père, les disputes, le stress, la nuit, l'attirance inexplicable, la peur, le skate park, leur carrière de rap inachevée, les doutes.
Tout me revient d'un coup en pleine figure, et c'est ce moment précis qui me fait pleinement réaliser à quel point le temps est passé.
Le grésillement à ma droite est toujours là. Ce sont les écouteurs de l'adolescente qui font ce bruit. Elle écoute sa musique peut-être un peu trop fort. Ceci dit, je faisais pareil quand je me rendais au lycée. C'est comme si ça me protégeait mieux de la réalité dans laquelle je ne voulais pas être. Je ne saurais pas dire pourquoi, mais les sons qui émanent de ses écouteurs attirent mon attention. Ils me paraissent bizarrement familiers. Je me connais, je ne vais pas pouvoir arrêter de tendre l'oreille avant de reconnaître le morceau.
Du piano. J'ai l'impression que c'est ça qui domine. C'est une boucle au piano. Il y a aussi une percussion qui arrive, plutôt puissante et assez énergique. Ça me fait penser à un boom-bap. Un morceau de rap ?
Je me penche un peu pour en entendre plus, j'espère qu'elle ne le remarque pas. Il y a une voix, un air que je connais définitivement.
Ça y est, j'arrive à déceler une phrase au moment où les percussions s'absentent pour laisser pleinement place à la voix.

« On avance dans le mauvais sens, sous influence plus rien n'a d'importance... »

Mes yeux s'écarquillent d'eux-même alors que je fixe toujours en face de moi.

- Hum, excuse-moi, je descends là, me ramène la voix de la fille à ma droite.

En effet, nous sommes arrêtés.
Je tourne la tête avec un air d'ahurie imprimée sur le visage, sans doute, et m'empresse de me lever et de dégager le passage avec ma valise.

- Oh, oui bien sûr, désolée...

Elle passe puis sors du bus, son sac à dos sur les deux épaules et ses écouteurs toujours enfoncés dans les oreilles. Je ne détache pas mes yeux de son dos alors qu'elle s'éloigne vers l'entrée du lycée.
Sous influence. Elle écoutait Sous influence.
Le sentiment de nostalgie étrange qui s'est manifesté il y a à peine quelques dizaines de secondes s'intensifie. J'arrive à la quitter des yeux seulement quand elle disparaît de mon champ de vision.

C'est quelle genre de coïncidence ça... j'ai le temps de me souffler à moi-même.

Mon téléphone vibre et me ramène à la réalité par la même occasion.

« - Ah bah enfin tu réponds ! s'exclame Gringe à l'autre bout du fil. On se demandait, t'es toujours dans le bus là ?

- Euh... ouais, là j'y suis toujours, oui. Mais c'est bientôt mon arrêt. Le train est déjà là ?

- Non, mais il va pas tarder. J'ai hâte de voir ta tête de déterrée après la soirée d'hier, rigole-t-il d'un coup.

- Bla-bla-bla, tu dois être pareil alors évite de trop te marrer.

- Certainement pas, c'est toujours toi la pire et on sait déjà tous ici que ça risque d'être bien drôle.

Il y a ce qui s'apparente à un cyclisme qui se déclenche à l'autre bout du fil, puis j'entends la voix de Claude.

- Bouge un peu tes fesses de petite fusée, on attend plus que toi depuis une demi-heure !

- Ouais, rajoute la voix d'Ablaye un peu plus loin du micro, tu dormiras sur nos paillassons de chambre d'hôtel si tu rates ce train, j'te préviens ! »

J'entends des acclamations. Quelqu'un arrache le portable des mains de Claude.

« - Fais gaffe j'les connais depuis toujours et ils sont sans doute très sérieux, glisse Clément à la va-vite avant de passer le téléphone à quelqu'un d'autre. Tiens, engueule un peu ta meuf toi !

- T'as entendu toutes ces menaces ? dit alors la voix d'Orel dans mon oreille.

- J'ai bien entendu, oui. Sachez que je n'oublie rien et que je me vengerai d'une manière ou d'une autre, je réponds en espérant qu'ils m'entendent tous.

C'est sûrement le cas parce que j'entends leurs moqueries éclater directement après ma réplique.

- Ceci dit, ils ont raison sur un point, ajoute Orel. On va vraiment finir par partir sans toi si tu te grouilles pas...

- N'y pensez même pas, bande d'idiots. »

Sous InfluenceOù les histoires vivent. Découvrez maintenant