CHAP 43

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Je regardais mon père et Guito s'activer à fabriquer une croix digne de Raoul. L'instant, très solennel et émouvant, me plongea pourtant dans un abîme d'une noirceur extrême car je pris réellement conscience de tout ce qui avait changé, de tout ce que j'avais perdu et failli perdre. Bien que tous les deux et Jump furent près de moi, j'avais l'impression qu'un écran nous séparait. Je les voyais en tant que spectatrice d'une vie que je leur imposais alors que je ne dirigeais rien du tout...

Physiquement, j'étais bien remise de mon combat, mais il resterait à jamais gravé dans ma peau. Deux cicatrices bien marquées, me rappelaient une victoire que j'avais voulue, mais que je ne trouvais pas glorieuse loin de là, je n'en éprouvais aucune fierté. A l'inverse, intérieurement, j'étais complètement anéantie. Rien n'allait plus.

Je n'avais plus de force, plus d'envie, plus goût à rien. J'étais vidée de tout. Abraysie n'avait plus le même attrait sans Raoul. Il n'était plus là, c'était un fait, mais bien que le sachant, j'espérais toujours le voir surgir de derrière les arbres, sentir son odeur, l'entendre râler...

L'absence de sa voix dans ma tête avait laissé un vide que rien ne pourra jamais combler. Je ne distinguais plus le bonheur du malheur parce qu'ils étaient devenus indissociables. Quand l'un arrivait, l'autre n'était jamais bien loin derrière. Le problème était que mes bonheurs n'équivalaient en rien les malheurs que je déclenchais.

Alors à quoi bon essayer d'être heureuse, si c'était pour subir une souffrance décuplée par la suite ?

A quoi bon vivre auprès des gens que l'on aime si c'était pour les mettre en danger et les voir souffrir à leur tour ?

Et pourquoi mettre au monde des enfants qui subiront peut-être le même sort que Raoul ?

Proportionnellement, la balance ne penchait pas du bon côté. Mes moments de bonheurs étaient infiniment plus petits, presque insignifiants, en comparaison à ceux de malheurs, bien plus imposants et bien plus lourds. Je ne voyais plus aucun intérêt à continuer une vie comme la mienne, le jeu n'en valait vraiment pas la chandelle.

Leur œuvre finie, mon père de sa main libre, enroula un chapelet autour de la croix, en grimaçant de douleur à cause de ses côtes et de son bras cassés. Mes yeux s'embuèrent de le voir si mal en point. Il interpréta mal ma réaction :

— Courage ma fille. Il est en paix maintenant. Là où il est, plus rien de mauvais ne peut l'atteindre...

Je détournai mon regard pour le poser sur la croix finie. Elle était simple, autant que Raoul l'avait été, mais elle était belle, autant qu'il avait été beau...

Guito resta dormir à Abraysie. Il était trop las pour reprendre la route et je le soupçonnai aussi de s'inquiéter de nous laisser seuls mon père et moi, après tous ces évènements tragiques. Lorsqu'en fin d'après midi, ils partirent faire des courses, j'en profitai pour me rendre dans la chambre de mon père. En dessous de son lit il y avait une mallette qui contenait la collection de couteau de son père. Je l'ouvris et les examinai minutieusement un par un, les soupesant, les caressant, vérifiant le tranchant de leur lame...

Un plus particulièrement attira mon attention. Le brillant de sa lame, la courbure, le manche taillé dans un matériau qui ressemblait à de l'os... Je le reconnus, je l'avais déjà eu dans mes mains, dix ans auparavant. Mon père l'avait conservé pendant toutes ces années...

Je n'hésitai pas. Je refermai la mallette, la remis en place et sortis de la chambre, le couteau dans ma main. Je le glissai sous un des coussins de la banquette qui me servait de couchette à Abraysie.

Jump, qui n'avait rien loupé de mon manège s'agitait bizarrement. Il couinait comme s'il voulait me dire qu'il désapprouvait ce que je faisais.

— Ne t'inquiète pas, lui dis-je en caressant le haut de son crâne, ce n'est pas pour toi !

Le soir venu, j'attendis que Guito et mon père dorment pour me relever. Je portais un survêtement pour la nuit, ce qui convenait parfaitement pour ce que j'allais faire. Je fis monter Jump sur la banquette.

— Toi, tu ne bouges pas ! Je reviens tout à l'heure.

Il remua la queue en couinant pour finir par s'installer confortablement.

— C'est bien !

Je l'embrassai en écoutant la respiration régulière de Guito qui dormait à l'étage, puis celle de mon père dans sa chambre. Je récupérai le couteau et quittai la maison sans bruit.

Je pris la direction du terrain pour la dernière fois, me sentant enfin libérée du si lourd fardeau qu'était le mien. Je faisais le bon choix, c'était une certitude. Je prenais enfin le chemin de la raison, il était grand temps...

Arrivée devant la croix de Raoul, je m'agenouillai, tel un disciple devant son maître, et me laissai aller à une ultime confession :

— Voilà Raoul, ce que je m'apprête à faire ne va pas te plaire, je vais même beaucoup te décevoir... Tu m'as expliqué combien il est difficile de concilier les deux êtres qui me composent et tu as raison. La vérité est que je n'y arrive pas. Je ne cesse de me remémorer le combat contre le Sanguinaire. La violence des images hante mes pensées régulièrement. C'est trop dur et je ne veux plus me battre, j'abandonne. Pardonne moi de ne pas être aussi forte que toi, aussi persévérante, mais je ne veux pas de cette vie là !

Des larmes me vinrent, incontrôlables. J'allais réduire à néant tous les efforts qu'il avait dû fournir pour m'initier à la condition d'Aigle Noir ; tout ce temps qu'il avait passé à m'apprendre comment gérer mes émotions, à me soulager de mes maux, à me rassurer... Tout foutre en l'air en une fraction de seconde, voilà au moins une chose dans laquelle j'excellais !!!

Je fis une pause. J'approchais du moment fatidique. Je retirai la médaille qu'il m'avait offerte, gardant celle de Gino autour de mon cou, et tout en l'installant sur la croix par dessus le chapelet, je conclus :

— Je vais te rejoindre. S'il te plaît accepte-moi auprès de toi parce que c'est là qu'est ma place. Nous deux, jusqu'à la fin des temps !

Je sortis le couteau de ma poche, celui qui ironie du sort m'était destiné dix ans plus tôt et je le regardai, apaisée d'avoir trouvé la solution qui mettrait fin à mes souffrances mais qui surtout épargnerait ceux que j'aimais plus que ma propre vie, de tout ce que ma particularité pouvait leur apporter de mauvais.

Je le pris à deux mains, la lame dirigée vers moi, tendis les bras droit devant, à l'horizontale puis de toutes mes forces, l'enfonçai en plein dans ma poitrine, le plus profondément possible.

La douleur fut beaucoup plus violente que lorsque le Sanguinaire m'avait frappée dans l'appartement. Elle me tétanisa instantanément, me coupant le souffle. Mon cœur s'emballa en réponse à l'agression que je lui infligeai. Le sang s'échappa par la blessure, imprégnant mon haut de survêtement d'une tâche sombre qui se propageait sans que rien ne puisse plus l'arrêter.

Sentant mes forces s'amoindrirent, je m'allongeai sur le sol, juste au pied de la croix. La respiration saccadée, je regardai le ciel une dernière fois et vis des petits points blancs qui s'agitaient juste devant moi. Je fermai les yeux, et attendis sagement que la mort m'emmène avec elle, dans cette autre vie...


Multimédia musique qui m'a inspirée la confession de Lili sur la tombe de Raoul.

LES AILES DE MA VIE 2  Au travers de l'autreOù les histoires vivent. Découvrez maintenant