Chapitre 14-1

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Toutes ces nouvelles avaient dû me mettre en état de choc, car lorsque Jude bondit sur ses pieds pour aller, avec la souplesse d'un chat, s'accroupir derrière une pile de cartons branlante près de la porte, couteau à la main, je ne réagis même pas et restai là assise les yeux dans le vague. La porte s'ouvrit en douceur et j'entendis une voix familière qui me fit sortir de ma transe et me lever. C'était Charles. Jude avait dû l'appeler pendant que je dormais, estimant à juste titre apparemment, qu'il n'y avait plus de danger immédiat.

Nous ne traînâmes pas plus que nécessaire dans cette cave humide et retournâmes au village où nous passâmes, Jude et moi, par la case infirmerie, enfin surtout lui. Curieusement et sans me donner d'explication, il me demanda de passer sous silence le fait qu'il avait bu mon sang. Il avait l'air tellement préoccupé par ma réponse que je le lui promis, sans oublier toutefois, de m'enjoindre à moi-même d'avoir une explication plus tard.

Devant rester un peu plus longtemps que moi au dispensaire, c'est un jeune homme blond du nom de Sean qui me conduisit jusqu'au bâtiment en lisière de forêt où Charles s'était arrêté le matin de ma « chasse » dans les bois. Il m'ouvrit la porte du même appartement et me dit, en me laissant sur le seuil, que je pouvais m'y laver et m'y reposer. Enfin, il repartit sans un mot de plus, refermant doucement la porte derrière lui.

Je restai un moment sans réaction, seulement capable de trouver la force de m'adosser mollement contre la porte et de fermer les yeux. J'étais épuisée. Ne voulant pas m'écrouler là, au risque de tacher le sol tellement j'étais sale, je me forçai à rouvrir les yeux et à analyser mon environnement afin de trouver au plus vite la salle de bain.

J'étais dans une sorte de studio assez grand et dépouillé, limite impersonnel. La petite cuisine américaine de différents tons de gris était bien aménagée et séparée du reste de la pièce par un bar flanqué de deux hauts tabourets. Contre le mur de gauche, et caché par un petit renfoncement, se tenait un lit deux places, paré de draps également gris. L'ensemble dégageait une sensation de vide, un peu comme une maison témoin. Ce qui devait s'en rapprocher, car je soupçonnais de plus en plus que ce studio soit mis à la disposition des hôtes de passage.

Je trouvai facilement la salle de bain parmi les deux seules autres pièces de l'appartement et y accédai par une porte située à droite de l'entrée. Elle était blanche et fonctionnelle, des vêtements propres et relativement à ma taille m'attendant pliés sur une chaise à côté du lavabo. Lentement, je me défis de ceux qui étaient devenus des loques et me glissai rapidement sous la douche, restant sous le jet bien après que les dernières traces rouges eurent disparu par la bonde.

J'étais transie. L'eau avait beau être brûlante, je n'arrivais pas à me réchauffer et c'est à cet instant que je me rendis compte que je tremblais de tous mes membres. Je me laissai glisser doucement à terre jusqu'à me retrouver assise, recroquevillée dans un coin de la douche, les genoux remontés contre ma poitrine. J'aurais bien aimé pouvoir pleurer, me soulager un peu de toute cette tension, tant émotionnelle que physique, accumulée depuis plusieurs jours, mais je n'y arrivais pas. Je me contentai de rester là, bêtement assise sous l'eau, en attendant que mes tremblements incoercibles cessent enfin.

J'aurais tellement aimé que, comme dans les romans, quelqu'un entre à cet instant et me prenne dans ses bras en me murmurant à l'oreille que tout allait bien se passer.

Le plus triste dans l'histoire, c'est que mon inconscient avait donné à mon protecteur imaginaire les traits de Jude. Je ne sais si c'était ça ou ma petite rêverie qui m'avait enfin aidée à lâcher prise, mais subitement je me mis à pleurer toutes les larmes de mon corps.

Quand elles cessèrent et que je fus enfin en mesure de sortir de la douche sans m'étaler, je me séchai, puis m'enroulai dans une moelleuse serviette grise accrochée à une patère derrière la porte, avant de me rendre compte qu'on en avait placé des propres à mon intention sur le couvercle rabattu des toilettes. J'entrepris ensuite de me démêler les cheveux avec un peigne posé sur la petite tablette au-dessus du lavabo. J'espérais que cette tâche simple et quotidienne parviendrait à me détendre, quand une senteur familière émanant de la serviette, vint subitement me chatouiller les narines.

Le tissu avait une senteur inimitable de sous-bois et surtout d'air chaud. Odeur que j'associais désormais immanquablement à Jude. Oh merde, j'étais chez lui ! Je m'empressai de jeter la serviette, désormais sale, dans la panière située à côté de la douche et m'habillai en vitesse. Tant pis pour mes cheveux. De toute manière, avec un simple peigne, c'était cause perdue. Je ne savais pas pourquoi cela me perturbait autant d'être chez lui, mais c'était un fait. Peut-être l'impression d'être encore plus une charge encombrante, me susurra méchamment ma conscience.

Ma révélation olfactive me fut vite confirmée quand je sortis de la salle de bain, habillée de mes vêtements d'emprunt, les cheveux emmêlés et les yeux rouges, mes anciennes loques à la main. Il était là, la main sur la poignée de la porte, sur le point de sortir. Il était venu de toute évidence pour me déposer le plateau plein de victuailles que j'aperçus sur le plan de travail de la cuisine. Non contente d'être devenue un boulet accroché à son pied, voilà qu'il me servait de livreur et se sentait obligé de partir de chez lui !

Malgré toutes les émotions qui m'assaillaient, mon regard ne put s'empêcher de dériver vers le plateau. À sa vue, mon ventre émit des gargouillis significatifs et je me rendis compte que je mourais de faim. Tous les évènements récents avaient fait passer mes besoins primaires au second plan, mais, désormais en relative sécurité, ils se rappelaient à mon bon souvenir.

— Attends ! l'interpellai-je avant qu'il ait eu le temps d'ouvrir la porte, laissant tomber mes vieux vêtements dans le mouvement. Tu ne manges pas toi ?

— J'ai déjà mangé quelque chose à l'infirmerie. C'est pour toi, me dit-il d'une voix mesurée sans se retourner, avant de se raviser et de pivoter dans ma direction.

— Tu voudras les récupérer ? me demanda-t-il en me désignant les loques informes et pleines de sang séché d'un geste de la main.

— Euh... non. Je ne pense pas qu'ils soient récupérables de toute façon.

— Dans ce cas, je m'en occupe, me dit-il en s'avançant de quelques pas pour les ramasser. Mange et repose-toi. On se voit plus tard.

— Mer...

Je n'eus pas le temps de finir ma phrase qu'il était déjà parti, fermant doucement la porte derrière lui, sans même un regard en arrière. Bon. Je restai un instant indécise, ne sachant pas comment interpréter son comportement, et décidai d'écouter mon corps. De plus, gâcher de la nourriture si appétissante aurait été un crime. Je mangeai donc tout jusqu'à la dernière miette, avant de m'étendre sur le lit et de m'endormir à peine la tête posée sur l'oreiller.



Féline. Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant