À première vue, étant donné le nombre de personnes présentes autour de la place, tout le monde devait être là. Sans doute sommées par Charles d'assister au « spectacle », me dis-je avec dégoût. Les gens s'écartèrent spontanément lorsqu'ils m'entendirent arriver, contrairement à ce à quoi je m'attendais. Tandis que je traversais la foule, je pris le temps d'observer les visages qui m'entouraient et me rendis compte que je n'étais pas la seule que ce spectacle révulsait. Ils ne feraient rien pour m'arrêter car, quelque part, ils espéraient que je pourrais mettre un terme à cette horreur. Mais en étais-je seulement capable ?
Je reportai mon regard sur Charles qui me regardait approcher d'un air suffisant et arborait même un petit sourire satisfait, le fouet traînant dans la poussière au bout de son bras détendu. Tout dans sa posture décontractée, jusqu'aux mouchetures de sang présentes sur ses vêtements et sur ses avant-bras, montrait qu'il prenait plaisir à l'exercice. Je n'avais qu'une envie : lui faire ravaler son sourire à coups de poing dans la figure. Mon instinct me hurlait de me jeter sur lui pour lui arracher ce monstrueux fouet des mains, mais ma raison me rappelait que ces mêmes mains étaient capables de se changer en pattes aux griffes mortelles en une fraction de seconde et que, folle de rage ou pas, sans une arme je ne ferais pas le poids.
Toutes mes réflexions et ma frustration de ne parvenir à rien de concret durent se lire sur mon visage, car le sourire de Charles s'élargit encore et, avant que je n'aie pu dire ou faire quoi que ce soit, il fouetta Jude aussi fort qu'il le put. S'il avait jusque-là réussi à modérer ses cris, il n'y parvint plus cette fois-ci. Le son qu'il émit me déchira le cœur presque autant que la vue du sang coulant abondamment de la plaie profonde qui lui parcourait le dos et de le voir s'affaisser dans ses liens, ses jambes ne le soutenant plus. Charles éclata de rire avant de me toiser d'un regard méprisant.
— Tiens, tiens, tiens... mais qu'avons-nous là ? La petite humaine a décidé de jouer dans la cour des grands ! Tu ne fais pas le poids et tu le sais. Mais tu peux assister à la fin de sa punition si tu veux, ça ne me dérange pas du tout. Néanmoins, j'ai une question avant de continuer... Qui t'a prévenue ?
Sur la fin de sa tirade, sa voix n'avait plus rien de moqueur et était même franchement menaçante. Mon estime pour Adam et Hannah grimpa en flèche, mais j'étais tellement folle de rage que les mots restaient coincés dans ma gorge.
— Peu importe. Je saurai qui c'est et il aura la punition qu'il mérite. De même qu'Hannah, qui n'aurait jamais dû te laisser passer.
— Personne ne m'a prévenue, arrivai-je à dire d'une voix rendue sourde par la rage. En fait, c'est votre faute ! assenai-je avec un mauvais sourire. Comme vous ne répondiez pas à mes nombreux appels au sujet de la panthère, que j'ai eu à l'évidence la bêtise de vous confier, j'en ai eu assez d'attendre et décidé de venir voir par moi-même ce qu'il en était. À l'évidence, j'ai bien choisi mon jour ! C'est justement le fait qu'Hannah tente de m'empêcher d'entrer qui m'a mis la puce à l'oreille. Vous devriez d'ailleurs aller voir comment elle va ! Parce que la dernière fois que je l'ai vue, elle n'avait pas l'air très en forme.
Je tentai d'avoir l'air désinvolte et sûre de moi malgré ma voix tremblante et mon regard qui n'arrêtait pas de revenir avec inquiétude sur Jude quoi que je fasse.
— Pourquoi aviez-vous peur que l'on me prévienne et pourquoi m'empêcher d'entrer si je suis si insignifiante que ça à vos yeux ? demandai-je d'un ton bravache tout en continuant d'avancer vers le centre de la petite place.
— Vas-y, petite fille, fanfaronne tant que tu veux. C'est peut-être une coïncidence... bien que cela me semble un peu gros. Quoi qu'il en soit, que tu sois là ou pas ne changera rien. Ou plutôt si, continua-t-il avec un sourire méchant au coin des lèvres. Il sera encore plus humilié. Alors à toi de voir si tu veux partir ou rester.
Sur ces mots cruels, il s'apprêta à frapper Jude de nouveau, lorsque mon corps, devançant mon cerveau, s'interposa entre lui et le fouet. Comme je m'en doutais, Charles n'essaya même pas de dévier ou d'amortir le coup. Heureusement pour moi, je conservai quelques-uns de mes réflexes et réussis, je ne sais comment, à me mettre de trois quarts tout en me recroquevillant pour me protéger. Mes bras, ainsi que mon flanc gauche, prirent le plus gros du coup.
Sur le moment, je ne ressentis que le choc qui m'ébranla tout le corps. À tel point que j'en perdis l'équilibre et tombai sur Jude, pour finir à ses pieds, couchée sur le flanc droit, les bras toujours levés au-dessus de ma tête en prévision d'un nouveau coup. La douleur elle, vint après, et elle fut à la hauteur de mes peurs. Cuisante et lancinante. J'avais la sensation d'avoir les bras et les côtes en feu, tandis que du sang s'écoulait de mes blessures. Je retins de justesse un gémissement mais ne pus rien pour les tremblements. J'entendis Jude essayer de se redresser dans un grognement de douleur et chuchoter « non ».
— C'était courageux, je dois bien le reconnaître, mais stupide si tu pensais que cela allait m'arrêter. Tu as une minute pour dégager de là ! me menaça-t-il d'une voix grondante.
Je pris une grande inspiration et résistai à l'envie de me recroqueviller encore davantage en prévision du prochain coup. Au lieu de cela, je me relevai avec difficulté, tentant de cacher la douleur qui me dévorait les membres, puis me dressai, aussi droite que je le pus, entre Jude et lui, sans le quitter des yeux une seule seconde. Il était absolument hors de question que je bouge. Je savais que c'était idiot, mais je n'avais ni plan B, ni de fulgurante idée de génie ! Néanmoins, je ne céderais pas en abandonnant Jude à ce psychopathe.
— Christina, ne reste pas là.
Le murmure angoissé de Jude me parvint, malgré le brouhaha qui commençait à s'élever autour de la petite place. Malgré l'irrésistible envie que j'eus de tourner la tête pour lui répondre, je m'abstins. C'était plus prudent si je voulais pouvoir tenir le coup. J'avais agi d'instinct, sous le coup de l'émotion, et je craignais de m'enfuir en courant si je me mettais à réfléchir.
— Je m'en remettrai mieux que toi. Je t'en prie, ne reste pas là, continua-t-il toujours dans un murmure mais d'une voix suppliante.
— Hors de question que je t'abandonne, lui murmurai-je à mon tour en bougeant mes lèvres le moins possible, sans jamais quitter Charles des yeux.
Celui-ci soutint mon regard sans ciller et commença à armer son bras pour me porter le coup suivant, un sourire de plus en plus grand étirant ses lèvres à chaque seconde supplémentaire. Je sentis plus que je n'entendis les spectateurs retenir leur souffle. Allait-il me frapper de sang-froid ? Aurais-je le courage de rester là à attendre sans bouger ? Malgré ma résolution de rester stoïque, je me mis à trembler de tous mes membres. Finalement, son bras se détendit et il frappa. Mais il fut surpris, comme tout le monde, par l'ordre sec qui résonna dans le silence au moment où il porta son coup.
— Maintenant ça suffit, Charles !
Si bien que celui-ci m'atteignit avec beaucoup moins de force que prévu mais réussit malgré tout à m'arracher un cri et à m'entailler la joue gauche. J'entendis Jude pousser des jurons et tirer sur ses chaînes derrière moi, alors qu'il m'exhortait à laisser tomber et à partir de là au plus vite. Je tremblai tellement que mes jambes avaient du mal à me porter. Je préférai donc m'assoir par terre au pied du poteau, plutôt que de m'écrouler devant tout le monde.
— Je crois qu'elle a compris que tu ne céderas pas. Laisse-la s'en aller.
La voix, à présent moins assurée, qui s'éleva de nouveau sur ma droite était néanmoins remplie de détermination et de courage. Et il en fallait pour oser tenir tête à cet homme ! J'osai enfin abaisser mon bras et risquer un coup d'œil, pour découvrir que c'était la propre femme de Charles qui venait de parler. Elle se tenait dans le premier cercle de spectateurs aux côtés de Daphné qui, elle, avait l'air tout à fait à son aise.
— Je ne fais qu'appliquer la loi et tu le sais très bien puisque tu as participé au vote, gronda-t-il furieusement en direction de sa femme.
— Qui aurait dû être ouvert à tous, comme tu as le pouvoir de le faire et comme je te l'avais suggéré ! Cette affaire concerne toute la communauté et toutes les personnes impliquées auraient dû être présentes. Il a été puni. Tu as fait un exemple, restons-en là. Ces pratiques barbares ne devraient plus avoir lieu.
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Féline. Tome 1
Paranormal*Vainqueur des Wattys 2016 dans la catégorie "Lectures Assidues"* Christina, orpheline de Détroit, vit enfin une existence normale après des années de galères. Mais la mise en garde d'une mystérieuse inconnue va la plonger au cœur d'un...