Chapitre 31-1

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Cette histoire de fou n'aurait donc jamais de fin. C'était la seule pensée cohérente qui parvenait à sortir de mon cerveau épuisé, tandis que je mettais mes dernières forces dans cette énième course à travers les bois. J'étais passée en mode automatique et je comptais sur mon instinct plus que sur mes réflexes pour éviter les obstacles. Je remarquai quand même que Jude n'avait pas l'air beaucoup plus alerte que moi et que nous n'étions pas loin d'avoir atteint nos limites, autant physiques qu'émotionnelles. Enfin, en ce qui me concernait, car le comportement émotionnel de Jude restait un mystère insoluble à mes yeux. Je me contentai de le suivre, sans même chercher à me repérer dans ce dédale végétal. Mes réflexes étaient tellement lents, que le temps que je me rende compte que Jude s'était arrêté, je faillis lui rentrer dedans.

Il était en alerte, la corde de son arc tendue, et avançait à pas lents et prudents. Je l'imitai aussitôt et braquai l'arme que j'avais ramassée après la bagarre devant moi. Je scrutai intensément les ténèbres qui nous entouraient dans l'espoir de distinguer ce qui l'avait mis en alerte, mais sans succès. Machinalement, je tendis mon esprit vers lui pour lui demander ce qu'il avait vu ou entendu, avant de me rendre compte qu'il ne pouvait pas m'entendre. Pas comme Féline en tout cas.

L'étrange communion émotionnelle que Jude et moi avions brièvement partagée semblait terminée. « Semblait » était apparemment le mot juste, car au même moment il se retourna pour me lancer un regard interrogateur. Même si, de toute évidence, il n'avait pas compris ce que j'avais projeté, il avait quand même ressenti quelque chose. Devant mon échec, je décidai donc de me reconcentrer sur l'instant présent et sur la menace qu'il avait détectée en me rapprochant de lui pour le lui demander de vive voix, mais il me prit de vitesse. Il vint vers moi à reculons sans jamais lâcher sa cible de vue et sans faire le moindre bruit.

— Ça ne marche que lorsque je suis sous ma forme animale, me dit-il tout doucement à l'oreille. Il faudra quand même que tu m'expliques comment tu arrives à faire ça ! continua-t-il sur le même ton. En attendant, je sens un de nos amis canidés, droit devant mais... il y a quelque chose de différent... Suis-moi et tiens-toi prête, au cas où il y en aurait plusieurs.

Super, je devais vraiment être à côté de la plaque pour ne pas l'avoir senti, parce que la dernière fois c'était moi qui les avais détectés en premier. Bon, je décidai d'arrêter de me triturer le cerveau et suivis Jude, tous les sens en éveil. Néanmoins, malgré toute ma concentration, mon pied déjà blessé se prit dans une racine et je perdis de nouveau l'équilibre. Je me rattrapai maladroitement de la main gauche et m'appuyai sur l'épaule de Jude qui se trouvait juste devant moi. Il émit alors un grognement de douleur et, par réflexe, me déroba son épaule. Privée de mon seul soutien, je tombai brutalement à genoux sur le sol inégal de la forêt. Ce n'est pas tant la douleur qui me surprit que la réaction de Jude. Pour qu'il réagisse comme ça, j'avais dû lui faire sacrément mal, car il était plutôt du genre stoïque comme garçon. D'ailleurs, la tache foncée que je vis apparaître sur son tee-shirt clair au niveau de son omoplate vint me le confirmer.

— Excuse-moi, je suis désolée ! lui dis-je tout bas en essayant de me relever le plus silencieusement possible. Je ne savais pas que tu étais blessé.

— Ce n'est rien, me dit-il alors qu'il réarmait son arc et se remettait à avancer comme si rien ne s'était passé.

— De là où je me trouve, ça n'a pas l'air d'être rien ! Laisse-moi au moins regarder, je l'ai peut-être aggravée en m'appuyant dessus comme ça ?

Il ne daigna se retourner que pour me jeter un regard noir et reprit sa progression silencieuse. Rien n'avait changé. C'était rassurant de voir qu'il y avait certaines choses qui étaient inamovibles. Comme le caractère de cochon bipolaire de Jude ! Je continuai à le suivre en m'inquiétant pour cette blessure, car je voyais son bras trembler de plus en plus. Quoiqu'il en dise, cela le faisait souffrir et le gênait visiblement pour tenir son arc. Je m'apprêtai à insister pour l'examiner, quand le silence qui régnait depuis un moment parvint enfin à ma conscience. S'il y avait un de ces monstres devant nous, comment se faisait-il que nous n'entendions rien ? Ce n'était que des animaux après tout, ils ne pouvaient pas être totalement silencieux. D'autant plus que ce n'était pas bon signe pour Worth non plus. Jude me fit signe de m'arrêter et je le vis examiner quelque chose au sol quelques mètres plus loin. Alors qu'il déposait son arc à terre, je compris qu'il n'y avait pas de danger immédiat et, comme il semblait m'avoir momentanément oubliée, décidai de m'approcher sans attendre son avis.

Il se trouvait au centre d'une espèce de clairière. Enfin, espace dégagé serait plus juste, pour qualifier ce coin de forêt un peu moins fourni en arbres et buissons épineux que les autres. À ses pieds gisait un animal, mort visiblement de plusieurs balles en pleine tête.

— Si le monstre est là, où est Worth ?

— Je ne sais pas. Mais ce qui m'inquiète le plus, c'est que je n'ai pas l'impression qu'il soit seul. Tu en sens un autre, toi ?

— Non justement... C'est étrange ! Depuis le début, je ne sens rien. Mais bon, s'il l'a tué alors que nous étions encore loin, c'est peut-être normal ? Avec un peu de chance, il n'y en avait qu'un !

J'avais du mal à croire ce que je disais. Moi aussi je sentais qu'il y avait un truc qui clochait. J'essayai une fois de plus d'utiliser mes nouveaux sens mais ne captai rien, comme si quelque chose me bloquait. Je reportai mon attention sur Jude, toujours penché sur le corps et sur le point de le retourner. Je m'approchai pour voir ce qu'il fabriquait.

— Ce n'est pas le même que la dernière fois, dit-il. Regarde sa tête.

Effectivement. Le corps était le même, mais la tête ressemblait plus à celle d'un félin cette fois-ci et, en regardant de plus près, je me rendis compte qu'il n'y avait pas que la tête qui différait.

— Regarde, lui dis-je à mon tour tandis que je lui montrais les griffes rétractiles de l'animal, plus proches de celles du tigre que du chat. Je ne pense pas trop m'avancer en supposant que ces tarés font joujou avec la génétique, mais dans quel but ?

À l'instant où je lui eus montré ma trouvaille, Jude fut debout, arc en main et regard braqué vers les arbres qui nous surplombaient. Je me hâtai de l'imiter, sans trop savoir pourquoi cependant.

— Qui dit griffes, dit bon grimpeur, et il y a quelque chose qui cloche dans cette for...

Avant qu'il n'ait pu terminer sa phrase, une imposante masse noire se détacha de l'arbre situé derrière lui et lui atterrit sur le dos d'un bond spectaculaire, l'envoyant au sol. J'avais beau avoir mon arme pointée dans la bonne direction au moment de l'attaque, je n'avais pas eu le temps de tirer. Mais qu'est-ce que c'était que ce truc ? Aucun animal n'était capable de sauter si loin, si vite et dans le plus complet silence. Néanmoins, malheureusement pour lui et heureusement pour nous, il était seul.

Alors, sans réfléchir, je visai sa tête et tirai avant qu'il n'ait le temps d'arracher celle de Jude. C'est que moi aussi je pouvais être rapide quand je le voulais ! Même si je ne manquai pas ma cible, cela n'eut pas l'air de lui faire grand mal. La créature me fixa, de son regard jaune et fou dont l'un des yeux venait d'être crevé par ma balle, et émit un son pour la première fois. Une espèce de feulement dénaturé qui tenait plus d'un sifflement bizarrement étouffé. Je ne l'avais peut-être pas tuée du premier coup, mais j'avais au moins libéré Jude de son poids. J'espérai sincèrement qu'il était encore assez vaillant pour m'aider à tuer ce truc, car si les balles de pistolet n'étaient à l'évidence pas suffisantes, espérons que les flèches le seraient. 


Féline. Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant