Chapitre 18-1

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La nuit était en train de tomber, recouvrant tout le paysage défilant derrière ma vitre de toutes les nuances de gris existantes. Cet effet était renforcé par le brouillard qui se répandait, lentement mais sûrement tout autour de nous. Le tout revêtait un déplaisant aspect de décor de film d'horreur. À ma grande surprise, nous n'avions pas pris la direction de chez Charles, mais celle du refuge d'où nous venions. Ma question sur le sujet était restée sans réponse, ainsi d'ailleurs que mes quelques tentatives de conversation, si bien que je m'étais enfoncée dans le mutisme, le regard perdu dans le paysage crépusculaire.

Ce silence me pesait étrangement, malgré l'habitude que j'en avais. La solitude aussi ne m'était pas étrangère, pourtant aujourd'hui tous deux me dérangeaient. C'était ce mec qui me tapait sur les nerfs, il n'y avait pas d'autre explication ! J'allais ouvrir la bouche pour essayer d'engager une énième fois la conversation, lorsque je la sentis. Une sensation malsaine et nauséeuse, identique à celle de la forêt un peu plus tôt, vint s'insinuer dans mon esprit et en perturber le bruit de fond habituel. Instinctivement, je déployai mes sens à la recherche de cette signature psychique inquiétante... Grosse erreur !

Contrairement aux fois précédentes où je cherchais à me connecter à une vibration psychique particulière, je fus envahie par une vague noire et huileuse qui sembla vouloir s'infiltrer en moi pour me submerger. J'eus un haut-le-cœur incontrôlable et peinai soudain à respirer, portant machinalement les mains à ma gorge.

Jude s'en rendit compte et ralentit aussitôt pour s'arrêter sur le bas-côté. Je secouai frénétiquement la tête pour lui dire de continuer à rouler, car une chose était sûre : nous ne devions pas nous arrêter.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-il d'une voix inquiète.

Sa voix me sortit de ma panique et je me concentrai pour fermer mon esprit et repousser cette chose, quelle qu'elle soit. Je réussis, sans véritablement savoir comment, et la sensation d'étouffement diminua, me permettant de prendre une grande goulée d'air.

— Surtout ne t'arrête pas. Accélère ! arrivai-je à lui dire entre deux halètements rauques.

Il me prit au mot et appuya sur l'accélérateur sans se soucier des virages, ni même du brouillard tellement il était concentré sur sa conduite. Il enchaînait les lacets comme si sa vie en dépendait, ce qui, vu notre chance actuelle, était probablement le cas. Par moments, son côté taciturne avait du bon, me dis-je ironiquement. Il ne se sentait pas obligé de poser dix mille questions avant d'obtempérer. Il fallait voir le bon côté des choses !

— Qu'est-ce que tu as senti ? me demanda-t-il d'une voix tendue, sans jamais quitter la route des yeux.

— Je... je n'en sais rien. Mais leurs auras sont comme... corrompues, soufflai-je alors qu'un frisson incontrôlable me parcourait le corps. Je ne sais pas comment l'expliquer. Tout ce que je sais, c'est qu'il ne faut pas rester là.

J'étais barbouillée et ma voix était encore voilée, même si ça allait mieux. Ils étaient toujours là, je les sentais à la périphérie de mon esprit et je savais qu'ils étaient plusieurs. Du coin de l'œil, je vis que Jude s'apprêtait à me poser une nouvelle question, quand il prit subitement une grande inspiration. Il se mit alors à frissonner comme je venais de le faire et se mit à pousser des jurons plus que créatifs.

— Ce sont les mêmes que cet après-midi ! Cette fois, je ne suis pas certain de réussir à les semer une seconde fois, dit-il d'une voix crispée tout en accélérant davantage. Peux-tu déterminer combien ils sont ? me demanda-t-il, alors qu'il négociait une série de virages en épingle à cheveux, qui m'envoyèrent valser douloureusement contre la portière.

Ses traits étaient contractés et tout son corps était tendu par la concentration.

— Non. Je sens juste qu'ils sont plusieurs et qu'ils se rapprochent. Pourquoi ne détectes-tu leur présence que maintenant ?

— Parce que contrairement à toi, je les détecte à l'odorat et que tout ce métal perturbe mes sens.

Nous roulions à tombeau ouvert sur une route entourée de grandes étendues plates, a priori des champs, quand des formes indistinctes commencèrent à apparaître par intermittence dans notre champ de vision.

— Nous n'allons pas assez vite, fit observer Jude d'une voix frustrée.

Sans que je n'eusse le temps de le voir esquisser le moindre mouvement, il se retrouva à tenir le volant d'une main et à me tendre une arme de l'autre, crosse tournée dans ma direction.

— Tu sais t'en servir ? grogna-t-il alors qu'il redressait la voiture in extremis.

— N... non, bredouillai-je, aussi surprise par son tour de passe-passe que par son brusque mouvement de volant.

Il le lâcha alors complètement, arma le pistolet puis me le tendit de nouveau, le tout en une fraction de seconde. Je le pris maladroitement, stupéfaite par sa rapidité, plus pour lui permettre de se servir de ses deux mains pour conduire que par désir de l'utiliser.

— Ne te pose pas de questions. Si ces choses s'approchent trop... vise et tire.

Plus facile à dire qu'à faire. Je ne m'étais jamais servie d'une arme à feu et ne savais même pas si j'aurais le réflexe et surtout le courage d'appuyer sur la détente.

— Et si possible dans la tête, continua-t-il sans me regarder, le regard fixé sur la route.

Il s'apprêtait à négocier un nouveau virage dangereux, lorsqu'une silhouette monstrueuse se précipita devant ses roues.

— Merde !

Il braqua instinctivement pour tenter de l'éviter, mais la voiture allait bien trop vite et il perdit le contrôle. Tout sembla se passer au ralenti. Nous fîmes un tête-à-queue suivi de deux tonneaux, puis la voiture fut brusquement stoppée avant de retomber brutalement sur ses roues dans un hurlement de tôle martyrisée. L'arrêt brutal m'arracha un gémissement aussitôt interrompu par le déclenchement des airbags. J'essayai tant bien que mal de reprendre mes esprits et ouvris précautionneusement les yeux pour voir où nous étions.

Ce seul mouvement envoya des éclairs de douleur fuser dans tout mon crâne. Je voyais étrangement flou et mis du temps à comprendre que c'était dû au liquide chaud et visqueux qui me coulait du front. J'essuyai le sang tant bien que mal avec ma manche et me rendis compte que nous avions atterri du côté gauche de la route, contre un talus qui délimitait un petit bois et que, chose plus surprenante encore, je n'avais pas lâché mon arme.

C'est ce qui nous sauva. Au moment où je m'apprêtai à vérifier comment allait Jude, un mouvement à droite de mon champ de vision attira mon regard. Je n'eus que le temps de pointer mon arme devant moi par pur réflexe avant qu'une masse informe ne percute le pare-brise et que celui-ci n'éclate en mille morceaux, nous inondant de morceaux de verre. Ignorant tout réflexe protectif, je réussis à ne pas mettre mes mains devant mon visage et gardai l'arme pointée devant moi, mais sans pouvoir m'empêcher de fermer les yeux une fraction de seconde. Cela sauva probablement mes rétines, mais le tout au détriment de mon bras gauche qui fut saisi d'une vive douleur, m'arrachant un hurlement. 

Féline. Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant