1 : Un cabinet de curiosité

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C'était mon amie Célia qui m'avait parlé du site. La tendre et mutine Célia. La peau douce et les yeux voluptueux, la voix suave et le rire clair, une vraie friandise. Nous partagions nos secrets les plus indignes, nos pensées les plus coupables, nos jeux les plus infâmes. Nous collectionnions les histoires, mais pas forcément les aventures ; nous parlions en réalité plus que nous ne faisions. 

Le site s'appelait Tchatmania. Aujourd'hui, il n'existe plus. Les fondateurs ont pris la décision de le fermer depuis quelques mois déjà. Plus à la mode, apparemment. Pour moi, il était devenu un monstre. Celui par lequel les autres monstres étaient arrivés. 

Ce n'était pas vraiment un site de rencontre, même si des couples s'y étaient formés, et pas simplement une chatroom ordinaire. Les membres étaient amenés à constituer une véritable communauté, avec des salons dédiés à tel ou tel domaine culturel, à telle ou telle passion plus ou moins honteuse, les choses allant des sages discussions sur le cinéma asiatique ou le heavy metal britannique, aux sujets les plus subversifs, les plus déviants, les plus pornographiques. Chacun pouvait donc circuler où bon lui semblait, sans restriction, si ce n'est un avertissement du contenu "adulte" de certains salons, dialoguer et partager des idées, des vidéos, des suggestions de lectures ou de musiques, mais en sachant pertinemment que certains secteurs du site étaient réservés, tacitement, aux membres les plus audacieux, certains diraient aux plus pervers.

Célia était venue sur le site pour amener des éléments à sa thèse de doctorat. Elle était inscrite à l'université de Tours en esthétique de l'art cinématographique et avait entamé un mémoire sur le "renouveau de l'horreur dans la fiction espagnole". Elle était d'origine catalane, de la région de Tarragone, et ses racines ibériques transparaissaient dans ses yeux noirs, profonds, magnifiques, son teint toujours cuivré, ses lèvres charnues et ses boucles brunes. Elle voulait échanger avec des fans pour connaitre leurs avis, leurs pensées, savoir ce qui leur plaisait dans ce genre de films, connaitre aussi leurs ascendances sociales, leur substrat culturel, bref, tout ce qui pourrait enrichir son travail. Tchatmania était en effet parfait pour ça.

Moi aussi, je m'étais lancée dans la rédaction d'une thèse, en histoire de l'art, mais contrairement à Célia, qui pouvait se permettre de se consacrer uniquement à l'écriture de son projet, car elle était issue d'une famille plutôt aisée, qui l'avait installée dans un petit appartement, je devais jongler entre mes recherches, les cours que je donnais aux étudiants de première année, et des piges ponctuelles dans un quotidien régional pour payer le loyer du mien. J'étais assignée à la rubrique "culturelle", qui se réduisait à des critiques hypocrites de films que je n'avais pas envie de voir, de livres que je n'avais pas envie de lire et de disques que je n'avais pas envie d'écouter. J'avais tenté au début d'imposer ma patte, pour parler de ce que j'aimais, le cinéma d'auteur, les textes singuliers, le rock exigeant, mais le directeur de rédaction avait vite refroidi mes ardeurs en m'objectant que dans son journal, on écrivait ce que les abonnés attendaient de lire, pas ce qui allait les perturber dans leurs habitudes... J'avais courbé l'échine, parce que j'avais besoin de cet argent, parce que ces chroniques me prenaient finalement peu de temps, et que ce temps, j'en avais besoin pour ce qui m'intéressait vraiment : ma thèse. Mon travail portait sur "la symbolique des chimères dans l'iconographie médiévale". Ces créatures hybrides, sirènes, chevaux ailés, dragons, tarasques, basilics, n'étaient-elles que des représentations du mal et des ténèbres ? Ces figures monstrueuses n'avaient-elles pour fonction que d'inspirer la peur et l'effroi, pour pousser les hommes du passé au bien pour éviter les tourments de l'enfer ? Ou au contraire ces êtres imaginaires avaient-ils un rôle de protection des mortels ? Ces chimères n'étaient-elles pas effrayantes pour faire fuir des entités réellement néfastes et démoniaques ? Mon sujet me passionnait - les légendes et les mythes avaient peuplé mon enfance de monstres aussi attirants qu'effrayants - et j'avais tendance à devenir monomaniaque. Au-delà des visites des musées et des édifices anciens, mon travail consistait surtout à hanter les fonds et les réserves des bibliothèques, à compulser les sites internet de fous d'histoire, à organiser mes trouvailles et mes réflexions. Et à l'époque de nos errances sur Tchatmania, ma rédaction n'avançait pas, j'étais bloquée dans mes recherches, et lassée de ne pas progresser.

Il faut dire que le site était vite devenu parfaitement addictif. Au delà du fonctionnement type forum, on y trouvait classiquement un système de messages privés ; et bien sûr on pouvait échanger en toute discrétion avec un ou plusieurs membres, sans que quiconque puisse deviner ce qui se disait. Heureusement. Les créateurs, au gré des mises à jour de l'interface avaient même ajouté une fonction webcam, de telle sorte que le site devenait une entité autosuffisante. Plus besoin de se donner des rendez-vous sur Skype ou sur Messenger. Tout était là.

Les choses étaient telles qu'après avoir exploré les continents des différentes sphères culturelles classiques, convenables, on ne pouvait être que tenté, et aller faire un tour du côté des salons avec avertissement. Souvent pour rire, et se moquer des déviances baroques des membres, mais aussi par véritable intérêt, envie de s'affranchir, ou même d'essayer autre chose. Les site devenait à ce stade un authentique cabinet de curiosités. 

Un éventail très large de toutes les perversions s'offrait aux visiteuses malicieuses que nous étions. Les gens se laissaient aller, donnaient libre cours à l'expression de leurs envies, de leurs fantasmes, de leurs folies. Le salon adulte le plus fréquenté, était bien entendu le sommairement nommé "sexe". Des hommes venait tenter d'amorcer des dialogues sexy avec des filles qui les renvoyaient généralement tous à leur condition de mecs en manque. On trouvait de tout, des dialogues les plus vulgaires et plats, truffés de fautes d'orthographe, aux conversations les plus sophistiquées, appuyées de références érotiques parfois très intellectuelles . Tout le monde pouvait créer son salon, les modérateurs ne surveillant que très peu les contenus, et n'intervenant qu'en cas de signalement par un membre. La liberté de sujets et de ton était de mise. C'est pourquoi le site drainait un très grand nombre de tchatteurs, certains pour deux heures, le temps d'une soirée de solitude, d'autres très régulièrement, et, ce n'était pas la majorité, un groupe de quotidiens qui finissaient par bien se connaitre.


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