J'écoutais mon rythme cardiaque se calquer sur celui de la musique.
Tout le monde au Black Stone semblait sous l'emprise de drogues. Les gens tressautaient en grimaçant, s'avachissaient dans des chaises ou au contraire, bondissaient comme pour créer des crevasses dans le sol. Ces derniers étaient assez effrayants.
Après avoir échangé quelques mots avec mes voisins de table, je m'étais sentie rapidement isolée. Kensei était parti discuter et Minoru semblait très occupé à faire le fanfaron. Les nintaïens s'étaient mélangés. L'ambiance était propice au relâchement : des petits groupes jouaient aux cartes ou aux dés. Mais au-delà des apparences, les caïds gardaient un œil les uns sur les autres, traçant des limites invisibles entre les factions.
Sous l'effet de l'alcool, les discussions viraient au grand n'importe quoi et les sujets de conversation changeaient à une vitesse affolante. Il y eut des expressions que je ne compris pas et c'était tant mieux. De toute façon, il était préférable que ces gaillards m'ignorent. Mon souhait était de rester la plus transparente possible. Ces types-là étaient des passionnés, des chercheurs d'action et d'excitation, dont la vie devait être cadencée par de tumultueux épisodes. De fait, pas une demi-heure ne s'écoulait sans qu'il n'y ait l'un d'entre eux pour relever un défi, pour échanger de violentes plaisanteries virant promptement aux insultes et pour déclencher le début d'une bagarre aussitôt cassée par les leaders. Les autres se soûlaient.
Peu importe à quoi les gaillards s'attelaient, l'objectif était de provoquer en eux des sommets d'activité et d'émotion. Ils s'y lançaient à corps perdu, ne tenant pas compte des conséquences induites par leurs conduites déplacées, puisqu'ils tuaient le temps. Toute cette démarche était bien-sûr conditionnée par le groupe. Ne pas s'amuser signifiait être ennuyeux.
Je n'étais pas tout à fait à l'aise mais c'était à moi d'accepter ces individus comme ils étaient. Non l'inverse. Après tout, je m'étais incrustée. Qui plus est, j'aimais les écouter : dans ce pays, je percevais une sorte de mépris dès que l'on s'écartait de la conception sociétale idéalisée exprimée par l'opinion publique. Les caïds étaient tous logés à la même enseigne, considérés comme des immondices pleines de puces. Ils traduisaient le défoulement de l'anxiété et de la frustration couvant dans tous les pans de la société. La violence, ils la préféraient visibles plutôt que cachée.
Je vidai mon verre et perdis de nouveau le fil des discussions. Je me reconcentrai en les écoutant échanger quelques obscénités avant de quitter la table.
« Ah ! Te revoilà ! Encore une ? ».
— Une Strong Zero, s'il vous plaît.
— C'est la quantième ce soir, jeune fille ? sourit en coin le barman en frappant un coup sur le comptoir.
— Pour être honnête, j'ai perdu le compte... Dites barman, pourriez-vous m'offrir celle-ci ?
— Bah, je vais dire oui. Tu me portes chance : chaque fois que t'es là, ma caisse se remplit. Je rentabilise à fond !
— Je ne suis pas venue si souvent.
— Et voilà une Strong Zero pour ma bonne étoile !
— Merci. Que pensez-vous des nintaïens ?
Il se retourna et releva un sourcil.
— Rien de spécial. T'as vu la gueule de ma clientèle ? Sans vouloir te vexer. Je secouai la tête. Le barman reprit, le sourcil toujours levé :
— Les nintaïens ne sont plus des gosses.
Il s'interrompit en haussant les épaules, comme s'il évacuait des souvenirs douloureux : Je ne sais pas combien de temps ça durera mais ta compagnie les change. D'habitude, ils courent après des filles vulgaires.
— Sacré compliment !
— Après tout, c'est leur droit !
Il partit d'un grand éclat de rire excité et enfouit son nez dans la fausse fourrure de son col. Puis il envoya un groupe de musique sur scène.
Courbée sur le comptoir, je m'interrogeai. Combien de pintes avais-je bues ? Trois ? Peut-être quatre avec celle-ci ? Elle était la dernière, je ne tenais pas à me dandiner seule dans la fosse à la merci des mains baladeuses. En plus, les boissons se payaient en espèces et je n'avais plus un sou en poche. Ne supportant plus d'être assise, je m'accoudai au comptoir devant la carte des boissons. Je fermai les yeux et me laissai envahir par les bruits de la salle, du rock, le brouhaha des voix, des verres entrechoqués et des chaises tirées. L'alcool faisait son effet. Le son était comme étouffé. Je discernai les mouvements tantôt au ralenti, tantôt en accéléré. Les décisions qui m'auraient demandé une minute de réflexion ne me prirent plus que quelques secondes. Ne plus avoir à peser le pour et le contre rendait vraiment les choses plus faciles. J'avais conscience d'avoir perdu le contrôle mais le pire était que je m'en fichai.
Au bout d'un moment, je soulevai les paupières et dirigeai machinalement mon regard à l'endroit où j'avais aperçu Kensei pour la dernière fois. Il était resté assis à la même place. Je le contemplai de profil. Il était en grande conversation avec un caïd au crâne recouvert de croûtes : Mika.
Kensei tourna la tête et je croisai ses yeux.
Un feu ardent souffla et se logea dans mon ventre, au même degré qu'une tequila. Mes doutes se consumèrent. Je m'accrochai au bois du bar autant qu'à mes résidus de concentration. Je les lâchai au fur-et-mesure en les regardant s'envoler comme des volutes de fumée dans la salle, colorées de bleu et de violet par les stroboscopes.
Aïko avait eu raison de penser qu'il me plaisait. J'en étais aujourd'hui tellement persuadée que je l'avais exprimé à haute voix auprès de mes amis de l'université. En dépit de mes tortueux raisonnements, Kensei m'avait envoûtée. Il avait agi dans ma sphère personnelle comme un sachet de thé trempé dans l'eau bouillante.
D'un bout à l'autre du bar, nous échangeâmes un regard entendu.
Il se leva et m'invita discrètement à sortir du Black Stone.
Je m'installai à l'arrière de sa Suzuki, enfilai le casque Special Guest et me cramponnai à son blouson au milieu des éclats de moteur.
« Tu as un peu bu, non ? grondai-je.
— Tu préfères rentrer à pied ? ».
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Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit bras
General FictionDans ce deuxième tome, les liens entre les nintaïens et Lucie se fortifient, ce qui suscite l'inquiétude de certains. Alors que sa vision du Japon change progressivement, les rivalités au sein de l'établissement Nintaï s'intensifient. Lucie est écar...