14. Le Vieux

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[Narration : Lucie]

Une tête ridée au nez aquilin et à la barbichette grisonnante sortit vivement de derrière une voiture en piteux état, située tout au fond du garage.

— Tiens ! C'est bien la première fois que tu ramènes une nana, fit-il d'une voix rauque et éraillée. C'est nouveau ça ! Salut p'tite !

Je bafouillai une salutation pendant que le vieux garagiste en salopette maculée de tâches s'avançait à notre rencontre. Sa démarche tonique semblait refuser toute faiblesse. Kensei poursuivit, enthousiaste :

— C'est une V.I.P... Mais elle ne s'en rend pas encore compte.

— Toi, t'as un truc à te faire pardonner » devina le Vieux qui n'était pas né de la dernière pluie.

Une peau tannée, fine et fanée par les ravages du temps s'étirait sur sa figure triangulaire. Il devait approcher les soixante-dix ans et avait dû être grand plus jeune. A présent, ses mains étaient tavelées et son dos s'était un peu affaissé. Il était pourtant alerte dans ses mouvements et arborait fièrement un bandana rouge dans ses cheveux gris attachés en catogan. Je vis que ses bras étaient couverts de tatouages. À son époque, ceux-ci avaient dû être encore plus mal vus qu'aujourd'hui.

« Lui, c'est un vieux de la vieille ! Un dinosaure de la mécanique, spécifia Kensei sur un ton volontairement provocateur. Un peu ronchon mais prévenant. Encombrant parfois...

Les paupières lourdes sous les sourcils chenus du garagiste s'ouvrirent en même temps qu'un large sourire. La peau de son visage ridé se plissa de partout. Surtout aux commissures de ses yeux qui devinrent deux fentes. Il m'observa d'un peu plus près.

— Ah ! C'est donc toi la nénette après qui Kensei ruminait depuis des semaines. Eh ben ! Heureusement qu'il s'est rabiboché ! » énonça-t-il malicieusement en me jetant un coup d'œil appréciateur.

Je lui retournai un sourire. Ce vieil homme à l'allure de papi-rockeur me plaisait.

Nous conversâmes encore un peu, achevant les présentations jusqu'à ce que le Vieux déclare d'un air de personnage très occupé : « Bon les gosses, je vous laisse. C'est pas tout mais j'ai du travail moi ! J'ai pas toute la journée pour lambiner ! ».

Il inclina légèrement la tête et repartit à son labeur. Je me tournai vers Kensei qui brûlait de connaître mes impressions.

« Tu ne veux pas que je te laisse travailler maintenant ?

— Pas vraiment. En fait, je voudrais passer du temps avec toi.

Mon rythme cardiaque s'accéléra.

— Vraiment ? demandai-je.

— J'ai repensé à ce que tu as dit dans ma chambre. Ça m'a fait réfléchir... Alors, je t'ai emmenée ici.

— Je ne te suis pas sûre de te comprendre.

Kensei renversa la tête en arrière. Il soupira :

— Quelque part t'as raison... Mais t'as aussi raté un truc à propos de nous, les étudiants de Nintaï. Ce qui nous distingue des autres gens, c'est que nous savons ce que ça fait d'être dans la merde. Nos factions, ce ne sont pas seulement des regroupements de mecs paumés. On y a nos meilleurs potes. Il ricana : La mouise, tu vois, ça rassemble. On s'entraide même si ça ne se voit pas toujours. Si un gars a des problèmes, on l'aide, quitte à y perdre des plumes. Après tout, il ferait pareil pour nous.

— Je vois... C'est pour ça que tu m'as plantée.

— Pourtant Lucie, je t'ai dit que t'avais raison. On ne peut pas parler de tout avec nos potes. C'est pour ça que j'ai la chance de t'avoir. On ne se connaît pas depuis longtemps mais je peux te raconter des trucs qu'un gars ne comprendrait pas.

Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant