L'anniversaire de Leandro eut ceci de particulier que l'intéressé était de fort mauvaise humeur. Pour cause : c'était la première fois qu'il se faisait quitter par une conquête. Les cadeaux et les plaisanteries n'eurent aucun effet sur lui. L'Italien était froissé comme un papier de photocopieuse coincé. Pour ne rien arranger, Shizue rosissait à répétitions, à la simple pensée de recroiser Jotaro.
Toutefois, Yoshi était là. Décidément, « Yoda de la bibliothèque » et « Yoshi des bars » étaient deux individus radicalement différents. Ce dernier savait comme personne changer les idées. Autour d'un verre, il pouvait dégoiser pendant des heures. Ou plutôt, il pouvait être bavard, du moment que le verre était rempli d'alcool et non de café. De mon côté, tous avaient pris soin de ne pas faire allusion aux ecchymoses grises et rouges sur mon visage ou du moins de ne pas les fixer trop longtemps. Sven me fit cependant remarquer que je ne paraissais pas très en forme.
« J'aimerais prendre le temps de vivre pour moi, me justifiai-je. C'est pour cette raison que je suis partie de France.
—Dans ce cas, ce n'est pas au Japon que tu aurais dû t'expatrier mais au Chili ».
Je n'insistai pas et nous partîmes déguster du tecchiri : le haut de gamme de la cuisine locale d'Osaka. Le plat était une sorte de fondue couramment consommée durant les mois froids, en contradiction avec la saison. Mais c'était le plat préféré de Leandro, servi dans un pot en métal ou en céramique, où les légumes frais, le tofu et d'autres ingrédients étaient cuits dans un bouillon avec une sélection de fruits de mer ou de viandes.
Leandro, qui faisait désormais au moins semblant de s'amuser, aborda le sujet de Nintaï. Je lui fis part de ma discussion avec Kensei sur les yakuzas et les raisons pour lesquelles le problème de la drogue s'était infiltré dans l'établissement. Sven quitta la table et partit payer sa part de l'addition. Surprise, je questionnai Leandro qui était resté bouche bée. Il but cul-sec avant de répondre :
« Arrête de parler de Kensei. Moi ça ne me dérange pas tellement mais Sven est une tête de mule.
—Tu m'as promis à l'hôpital que tu lui parlerais.
— J'ai essayé de lui faire comprendre, se défendit Leandro. Il ne supporte pas que tu te complaises avec une bande de vauriens... Mets-toi à sa place, il est juriste après tout.
—Et moi, je ne le suis pas ? C'est peut-être Sven qui a un souci, tu ne crois pas ?
—D'apparence, il va bien... Mais il cogite beaucoup. C'est un pragmatique rancunier, que veux-tu. Il a pour habitude de décider de ce qui est bon pour les autres. Peut-être qu'il se trompe et peut-être pas ».
***
Peu avant d'arriver à la station de métro, nous entendîmes hurler des alarmes de gyrophares et assistâmes à une scène des moins communes. Après avoir grillé la priorité au carrefour, trois bôsôzoku foncèrent sur une voiture de police qui les avait rattrapés par un raccourci. Les motards fous lancèrent des pétards sur le véhicule et détalèrent dans les dédales d'une ruelle trop étroite pour que la voiture les poursuive. La scène n'avait duré que quelques instants.
« Il fait ça aussi, ton copain ? » cracha Sven.
Non. La poitrine serrée, j'avais reconnu la moto de Juro, une Kawasaki Zephyr 400 bordeaux. Ce ne pouvait être que lui. Grâce aux enseignements de Kensei, je commençais à identifier les motos qu'il me montrait en catalogue ou qu'il réparait. Mais je ne sus que répondre à Sven. S'il avait été poussé à une telle extrémité, Kensei aurait probablement participé à la provocation des motards. Je savais qu'il avait par le passé déjà agacé la police de cette manière.
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Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit bras
General FictionDans ce deuxième tome, les liens entre les nintaïens et Lucie se fortifient, ce qui suscite l'inquiétude de certains. Alors que sa vision du Japon change progressivement, les rivalités au sein de l'établissement Nintaï s'intensifient. Lucie est écar...