60. La face

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[« Qu'est-ce que tu fais le cinq ? » demanda Kensei d'un air détaché en essuyant ses mains sales sur un torchon.

Je m'apprêtai à lui répondre lorsque mon portable sonna.

C'était Sven.]

Kensei me jeta un regard. Je décrochai. Sven m'invitait à venir à la bijouterie. A son intonation, il semblait harassé. J'acceptai, raccrochai et vidai d'un trait le reste de ma canette de bière. Il était dix-huit heures, le garage était devenu frais, Mukai ne parvenait pas démarrer correctement la moto qui crachotait à qui mieux-mieux et Kensei aurait eu grand besoin de prendre une douche.

« Ne me dis pas que tu y vas ! explosa-t-il à voix basse.

— Ça fait des heures que je suis assise sur ce tabouret. Maintenant, je voudrais aller voir Sven.

— Pourquoi ? Il ne peut pas se passer de toi ? Pour réviser peut-être ?

— Peut-être bien.

— Dès qu'il vient te sonner, tu accours comme si t'étais son chiot !

C'était un argument que j'avais déjà entendu maintes et maintes fois dans sa bouche. Je levai les yeux sur lui. Son visage était crispé, ses dents serrées.

— Ne commence pas. Ne commence pas parce que tu sais comment ça va finir.

— Pourquoi tu traînes avec ce type ?

Puisqu'il n'y était nullement disposé, il était impossible de le convaincre qu'il n'avait rien à me reprocher. Je n'avais pas à me repentir et m'empourprai d'indignation.

— Parce que tu n'as pas envie de m'entendre parler de lui. D'ailleurs, il n'y a pas de raison que tu gardes tes secrets et que de mon côté, je doive tout te raconter de mon existence !

Kensei fronça sévèrement les sourcils. Il lança un coup d'oeil en direction de Mukai, toujours occupé avec le pot d'échappement.

— Moi, je ne vais pas voir de filles ! gronda-t-il.

— C'est parce que tu es asocial ! Ça ne me dérangerait pas que tu es aies des amies !

— Asocial, moi ? Non, je suis simplement très sélectif. 

Je ne dis plus rien.

— Et pour le cinq ? demanda-t-il en tordant les lèvres.

— Je suis désolée, répondis-je en baissant la voix. Je règle les papiers, range l'appartement et fais mes valises pour mon retour en France ».

L'expression renfrognée, Kensei regarda droit devant lui. Je l'avais vexé, ce qui constituait une erreur de stratégie. Je piétinai, attendant ma sentence. Elle ne vint pas. Kensei détourna les yeux et m'ignorera complètement. C'était généralement de cette façon qu'il mettait fin aux discussions lorsqu'il se voyait opposer une résistance ou un refus. Si la réponse négative avait le malheur d'être trop directe, c'était systématiquement qu'il se rebiffait et adoptait cet air farouche qui faisait froid dans le dos.

J'étais d'avance fatiguée de la colère qui ne tarderait pas à prendre prise sur lui. Si j'argumentais, Kensei aurait le dernier mot et si je continuais à garder le silence, alors son énervement s'amplifierait. Mieux valait m'éclipser pendant qu'il en était encore temps.

***

Le visage resplendissant, Maeda m'accueillit avec un sourire aimable, le portable coincé entre la joue et l'épaule :« Mon fils ne vous cause pas de problème, au moins ? » chuchota-t-elle à mon intention. Je répondis vite par la négative.

Sven, qui m'attendait près du comptoir, me fit directement monter à l'étage. Je le suivis dans les escaliers qui débouchaient sur le salon. Sur la table devant le canapé, sa mère avait ajouté un vase de jacinthes parme qui embaumait toute la pièce.

Je fixai mon regard sur la tapisserie en imitation toile de Jouy. En d'autres lieux, on aurait pu penser au salon d'une grand-mère au goût sûr. Mais puisque c'était celui de Maeda...

« J'ai besoin de parler un peu avec quelqu'un » déclara soudain Sven en m'invitant à m'asseoir sur le canapé.

Il avait besoin de parler. Lui ?

Débonder son cœur n'était pas dans ses habitudes. Mais il était vrai que le métis Danois réagissait plus vivement aux situations depuis quelques temps. Le dernier exemple en date s'était déroulé au restaurant durant l'anniversaire de Leandro. Au nom de Kensei, il avait quitté la table.

Le vase exhalait un parfum de plante fraîche. Tout était toujours très frais et lumineux chez Maeda. Je songeai qu'elle aurait dû appeler sa boutique ainsi : « Chez Maeda », comme si son nom était devenu l'adjectif auxiliaire du chic et de l'élégance.

Sven souleva le couvercle de la théière en céladon placée sur un plateau burgauté qui renvoyait son éclat sur les tasses. Discret et vertueux, le fils tel la mère vénérait la beauté et le raffinement. Il huma le parfum, vérifia l'épanouissement des herbes à l'intérieur et versa lentement l'infusion. Puis il soupesa la tasse remplie et me la tendit.

A chacune de mes visites, Sven réitérait cette procédure. Un véritable rituel. Il aurait certainement fait merveille s'il s'était entrainé à la cérémonie du thé. Le futur juriste d'entreprise était un être organisé, qui aimait la structure et l'ordre. Il respectait tout ce qui s'approchait du rationnel, de l'autorité et notamment celle infiniment subtile que Maeda faisait régner chez elle. Mais cela l'arrangeait en quelque sorte : tout devenait simple pour lui dès lors que les choses étaient prédéfinies. Le Japon était, pour toutes ces raisons, son pays de prédilection.

Je fus surprise de l'entendre se plaindre. Il était exaspéré par les étudiantes de ses cours. Certaines étaient à deux doigts de lui dédier un fan club. Je faillis éclater de rire mais m'abstins par politesse.

Sven avait imposé son véto mais la situation semblait sans espoir. Pour lui, il n'y avait rien de pire que de se retrouver sous les feux des projecteurs lorsque l'on était attaché à l'intimité et à l'anonymat des coulisses. Le métis était piégé par l'image qu'il renvoyait aux autres. Il la peaufinait, la soignait, la faisait briller comme un bijou. Mais cet attachement lui faisait prendre le risque de se la faire salir. De fait, chaque interaction avec le monde extérieur était une sorte d'engagement qui entrainait son lot de réactions émotionnelles. Sa face était sauvée quand sa ligne de conduite était consistante, c'est-à-dire lorsque que les autres la conforteraient. Sven s'était toujours scrupuleusement attelé à cette tâche. Or, apparaître parfait s'accompagnait d'un lot de responsabilités : celles de refaire démonstration des attributs qui l'avaient légitimé. À défaut, il discréditait ses actes passés.

Les Japonais attendaient des individus qu'ils ne heurtent pas leurs sentiments les uns envers les autres, qu'ils ne leur fassent pas perdre la face. La déconfiture en public était la pire atteinte. Par ailleurs, si on voulait aider un individu à ne pas perdre la face, il ne fallait pas non plus à déshonorer la sienne.

De cette façon, Sven était devenu son propre bourreau : il ne pouvait se résoudre à faire perdre la face à ses prétendantes, à moins de passer pour un être cruel ou bien de courir le risque de froisser la sienne. C'était probablement pour cette raison qu'il s'était habitué à prendre une expression froide et hautaine. D'une certaine manière, face à une telle attitude, les femmes pouvaient s'attendre à être désillusionnées.

Sven observa sa montre de marque dans un geste vide de sens. Puis, d'un air apathique, appuya d'un doigt léger sur sa tempe.


Merci de votre lecture ! ~*

La suite de cette discussion avec Sven est pour la semaine prochaine !

J'ai souhaité écrire un peu sur ce qu'était  la face au Japon car c'est un sujet qui a son importance là-bas et qui régit en partie la vie de nombreux japonais. J'espère que ça ne vous a pas trop barbé. N'hésitez pas à me dire s'il faut raccourcir ce passage ou non.

Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant