63. Correspondance

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Sans surprise, Kensei me manquait. Ce n'était précisément pas une relation dans laquelle les deux protagonistes décident de ne déclarer aucun sentiment l'un à l'autre, au motif qu'il est préférable de vivre l'instant présent sans se soucier du futur. Ce genre de relation ne nous convenait pas.

Pourtant, Kensei ne communiqua que rarement et seulement par messages. Peut-être prenait-il le temps de réfléchir. Peut-être pensait-il que j'avais moi-même besoin d'éloignement après avoir vécu de plein fouet les derniers évènements. Au bout de quinze jours, il daigna faire fi des sept heures de décalage horaire et initia un appel vidéo. La conversation fut brève mais elle révéla l'essentiel.

« Là, juste avant de dormir, il me manque tes bras dans lesquels me glisser.

— Là en me réveillant, il me manque ta bouche à embrasser.

— Tu t'es brossé les dents ? avais-je demandé.

— Pas encore.

— Tu as toujours l'œil au beurre noir... ?

— Ne pense pas à ça. Je te laisse profiter des tiens. On se reverra quand tu rentreras. A bientôt. Prends soin de toi. Et ramène-moi du Nutella, s'il te plaît ».

Il coupa. Je posai la tête sur mon oreiller et remontai la couette jusqu'à hauteur de mes yeux.

Ma poitrine battait fort à m'en faire mal. C'était comparable à la perte des paroles d'un refrain ou de la fin d'un poème. Le manque était là. La musique, l'odeur n'étaient pas les mêmes. Je haïssais les images qui surgissaient sous mes paupières, tels les rails d'une voie ferrée défilant à toute vitesse à travers une vitre. La boule au ventre grandissait à mesure que s'enchainaient les stations des souvenirs. J'attendais dans le noir et le silence assourdissant de ma chambre que quelque chose se produise.

Le voyage est un retour vers l'essentiel, professait un proverbe tibétain. Je m'étais éloignée du mien. Les points de départ et d'arrivée s'étaient inversés. J'étais physiquement reliée à Kensei, comme si un élastique nous tenait. Lorsque nous nous séparions, l'élastique s'étendait et il finissait toujours par nous ramener l'un vers l'autre. Avant de repartir en France, je ne soupçonnais pas que l'élastique puisse s'étirer sur des milliers de kilomètres.

A force de rembobiner le fil des derniers mois, je pris conscience d'éléments que je n'avais pas eu l'occasion d'analyser. Je disposais à présent du recul nécessaire pour les disséquer.

Tout d'abord j'avais un travail et étais devenue autonome, indépendante ou presque. J'étais trilingue et suivais des études difficiles. Enfin, je m'étais fait des amis tels que je n'en avais jamais eus. Je n'avais pas imaginé que ma vie sociale se remplirait aussi facilement dans un pays où les liens d'amitiés étaient extrêmement délicats à nouer.

Je réalisais également que je m'étais fichue dans un sacré pétrin mêlant à la fois des délinquants, un trafic de drogue s'étendant sur une échelle encore inconnue, des histoires internes d'un lycée technique condamné au pourrissement et cet être incroyable qu'était Kensei...

Je revenais à la même constatation : Kensei me manquait. Il me manquait toujours et ce, depuis qu'il m'était apparu dans le secrétariat. Je réfléchis un instant : on devient donc amoureux quand la personne nous manque. Serait-ce à dire que l'amour commence par une addiction ?

Il était vrai qu'à première vue, Kensei ne donnait pas bonne impression. Mais j'aimais lorsqu'il m'embrassait dans le cou, remontait jusqu'à ma bouche, descendait sur mes épaules. Je sentais mon ventre se déchirer et s'éparpiller en mille morceaux. Parce que quand il était présent, rien d'autre autour n'existait. Nous pouvions passer des heures à discuter et lorsqu'il me regardait dans les yeux, mon esprit se vidait et mes jambes s'engourdissaient ; lorsqu'il souriait, un brouillard se formait tout autour ; lorsque nous marchions côte à côte, je partais haut dans les nuages ; lorsque nous nous éloignions, je pouvais encore percevoir ses chaudes vibrations. Mon corps s'alanguissait lorsqu'il passait sa main dans mes cheveux et le temps s'écoulait lentement lorsqu'il était absent. Je m'inquiétais aussi de chaque minute de retard pour un rendez-vous fixé et avais pris goût au risque, même si j'en craignais les aboutissements.

Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant