65. Mauvaise digestion

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[Narration : Lucie]

Je me levai rapidement, perdis un instant l'équilibre et me rassis immédiatement sur le lit. Ma tête tournait comme une toupie. Le soleil éblouissant m'aveuglait. Les oiseaux pépiaient joyeusement et m'assourdissaient. J'avais encore trop bu.

Je me remis sous la couverture, crâne compris, et attendis plusieurs minutes pour me relever avec plus de précautions. Enfin mes yeux s'habituèrent à la lumière.

En guise de sortie d'anniversaire, Sven, Leandro et moi nous rendîmes dans le quartier Amemura faire du shopping. Ce quartier symbole de la liberté et de la jeunesse, était le cousin osakaïte de Shibuya; il s'apparentait à un Disneyland pour adultes adeptes de l'iconographie populaire américaine.

Mais pas que. L'endroit était un carrefour de mode entre les Etats-Unis, la Jamaïque, l'Europe, la Corée du Sud et le Japon. Parmi les boutiques de hip-hop et les réverbères design, il y avait un petit temple bouddhiste qui tranchait avec le décor ou bien un magasin de fripes encastré dans un coin, derrière un distributeur de cigarettes. Au sein de cette folle ambiance, nous traversâmes la célèbre place en triangle incitatrice à la consommation : Sankaku Hiroba et stationnâmes quelques minutes devant l'écran qui diffusait les images d'un concert. Un peu loin, les haut-parleurs envoyaient leurs ondes sonores se répercuter dans la rue.

Le quartier reflétait bien la mentalité d'Osaka : un chaos culturel multicolore. Où que je pose les yeux, il y avait des idols, du gangsta-rap, des hamburgers, des Hanshin Tigers, des salons de tatoueurs ou de coiffure spécialisés, du baggy, des cappuccinos, des love hotel, des vinyles, des manga-cafés, du kara-age,* des graffitis et du reggae.

Les vendeuses des commerces portaient des extensions tissées de fils d'or ou de cuivre, brillants tels les crinières de My Little Pony. De leurs voix criardes, elles hurlaient de tonitruants « Bienvenue ! » en papillonnant des cils longs et fournis. Avec leurs visages bronzés, leurs lèvres glossy rose bonbon et leurs griffes manucurées, elles ressemblaient à Glinda du magicien d'Oz qui aurait pris du crack.

Nous arpentâmes un centre commercial débordant de couleurs vives, de paillettes, de spots et de chaussures à plate-forme. Tout semblait conçu pour allécher le consommateur, lui faire vendre son âme et lui faire débourser jusqu'au dernier de ses yens. Nous nous fîmes aspirer par les néons et noyer les oreilles sous les jingles. Dans les grands magasins, les produits exerçaient une réelle attraction et une irrésistible incitation à tout acheter.

J'avais oublié que de sortir avec Sven et Leandro ne revenait ni plus ni moins qu'à assister à un défilé de jeunes femmes « je-bats-des-cils-et-je-me-recoiffe-la-perruque » ou de « demoiselle-imitant-un-poisson-rouge ». Leur allure décontractée et élégante attirait tous les regards.

Dans le centre commercial, qui pourtant ne vendait que des vêtements, notre odorat fut fortement sollicité par les senteurs suaves et fruitées qui s'échappaient de chaque boutique : grenadine, barbe à papa et bain moussant. Il n'y eut que Leandro pour s'exclamer : « Jésus ! Je suis en joie olfactive ! » pendant que je tendais un antidouleur à Sven.

Après avoir eu notre dose de bruits de portes automatiques, d'annonces au micro, de pachinko, d'automates, de rumeurs de voix et d'escalators, de bips de caisse enregistreuse et de slogans publicitaires, nous décidâmes d'aller déjeuner dans un restaurant du centre Breezé Breezé.

Au dessert, je déballai mes cadeaux d'anniversaire. Sven m'offrit un magnifique bijou de la boutique de Maeda devant lequel je m'extasiais depuis des semaines. Il s'agissait d'une paire de boucles d'oreilles bleues en forme de gouttes de pluies. Leur nacre était iridescente, passant par toutes les couleurs de la palette de l'arc-en-ciel. Une merveille, dont je préférais ne pas me souvenir du prix.

« Buon compleanno,** bella ! ».

Le cadeau fut surprenant venant de l'Italien mais tout aussi agréable. Il me mit entre les mains une reproduction d'ukiyo-e. A l'ère Edo, ces « image du monde flottant » désignaient les estampes populaires imprimées sur du papier grâce à des gravures sur bois fabriquées sur mesure. Faisant partie des estampes de brocart, chaque planche était colorée différemment. Elles avaient fait leur apparition avec l'essor de la bourgeoisie, aux dépens de l'école de peinture Kano, soutenue par l'aristocratie.

Dans un premier temps, ces estampes avaient été dénigrées, car elles dépeignaient les sujets du quotidien. Par la suite, Gauguin, Monet, Pissaro, Van Gogh, Manet, Degas, Klimt... En un mot, toute la clique des Impressionnistes européens, étaient entrés en collision avec l'ukiyo-e, pour en faire éclore le « japonisme ». Leandro avait des manies dispendieuses mais hors cette particularité, il était généreux comme personne.

Une fois rentrée à l'appartement, je massais mes pieds endoloris dans un bac d'eau glacé et m'avachis sur mon lit pour profiter d'une habitude : tous les soirs, je regardais le soleil se coucher par la fenêtre. C'était un moment de déconnexion absolu. Je ne faisais rien d'autre que de m'adonner à la contemplation du ciel. Cela faisait longtemps que je n'avais pas vu celui-ci embrasé par un couchant aussi beau et songeai un instant le prendre en photo. Puis je me dis que le cliché ne pourrait jamais calquer la sensation du présent. Ce présent-là, ces couleurs de feu qui me réchauffaient le cœur, la brise qui déplaçait doucement les nuages, je choisissais de les graver dans mon esprit plutôt que de les enfermer dans une boîte.

***

[Narration : Minoru]

Quand on désire, on planifie. Le sukajan était une bonne idée... Mais pas suffisamment. Je voulais que Lucie ait quelque chose de moi. Pourtant, il fallait aussi que ça serve mes intérêts. Quoi de mieux qu'une kokeshi*** pour déclarer son amitié... Ou sa flamme ? Elle était cultivée et connaîtrait la signification du cadeau. Il suffirait de voir son interprétation. Avec ça, je saurais. Si elle ne comprenait pas comme il fallait, j'aurais mon issue de secours : l'amitié. Je soupirai en enfilant mes baskets. Je verrai bien...

Lucie m'attendait en terrasse. Elle avait croisé ses jambes sur lesquelles reposait un livre. La page était passablement éloignée de son visage. Elle devait avoir une bonne vue. C'était un bouquin sur le droit japonais. Quelle horreur !

Ses jambes étaient jolies, fermes, voire un peu musclées. Je les matai longtemps. En me rapprochant encore, je vis suspendu à son cou nacré un nouveau pendentif en forme de lune. Très classe.

Lucie se leva, un léger sourire aux lèvres et me regarda venir. Je savais que c'était le café qu'elle avait l'habitude de fréquenter avec le dénommé Sven et la fille qui s'était ventousée à elle au barbecue - Shizue, ce devait être son nom.

La décoration du lieu était d'inspiration étrangère : des dominantes marron et vert, avec des chaises en rotin, des petits coussins aux motifs paisley ou de peaux animales, des tables en teck, des parasols en toile, des dessous de verre tressés, des paravents en bambou, des fleurs partout et une carte des boissons aux noms de villes exotiques : Rangoon, La Havane, Kampala, Dakar, Lagos, Cartagena etc. Des noms impossibles à placer sur le planisphère. Ça changeait du Black Stone et du Maruschka !

Lucie dit qu'elle était contente de me voir en forme, sans bandage. Je lui offris la poupée qu'elle déballa avec mon autorisation. Elle la prit à deux mains et me remercia en tournant l'objet entre ses doigts. Elle était étonnée du cadeau mais affirma qu'elle lui faisait très plaisir et qu'il la préférait à Barbie. Je ricanai malgré moi et elle me demanda confirmation de la signification amicale du présent.

Ainsi, elle avait choisi l'amitié. J'opinai douloureusement et m'assis aussitôt sur une chaise en osier. Elle se courba un peu pour scruter mon expression et je lui souris, même si en réalité j'avais du mal à digérer ma défaite.


*Technique de cuisine dans laquelle les ingrédients sont frits dans un bain d'huile.

**« Joyeux anniversaire ! », en italien dans le texte.

***Poupée traditionnelles apparues il y a environ cent cinquante ans au nord de Honshu. Sculptées dans le bois, elles étaient à la base des jouets pour enfants. Constituées d'une tête et d'un corps cylindrique, elles symbolisaient le vœu et le désir d'avoir un enfant en bonne santé.


Merci de votre lecture ! ~*

Suite de la conversation entre Lucie et Minoru la semaine prochaine ! ☕🍺 De quoi pensez-vous qu'ils vont discuter ?

Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant