44. Rencontre avec le Phlégéton

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Je ne me trouvais qu'à quelques mètres de Minoru mais ne pouvais pas bouger. Les larmes me brouillaient la vue et le premier coup que j'avais enduré à la tempe m'avait fait perdre tout sens de l'équilibre et des proportions. Je ne pouvais pas me remettre debout.

Une nouvelle sensation d'effroi me saisit : Minoru était seul, allongé sur le sol, les lèvres ouvertes et la tête en sang. Il soupirait en faisant échapper tellement d'air que son souffle en était brutal. La moitié de son visage semblait brûlée. Comme moi, il s'était fait traîner sur le macadam. Juro avait laissé sa carcasse telle quelle sur le pavé. Il ne cessait plus de s'étouffer dans ses gémissements.

Je me mis à ramper laborieusement. Sur un bras parce que je parvenais à peine à déplacer l'autre. Sur le genou gauche parce que le droit était ouvert.

Enfin, je rejoignis mon ami à plat ventre et m'allongeai sur lui en espérant lui offrir un moment de répit contre les prochains coups.

Son souffle irrégulier ralentit après quelques secondes, au moment-même où mon dos s'arqua sous le poids qui venait de heurter mes omoplates. J'amortis le choc pour Minoru. Un punk se releva sans m'accorder un regard et repartit à l'assaut de son assaillant. 

Minoru eut un halètement sec pour me signaler quelque chose. Je tendis l'oreille mais ne perçus rien. Autour de moi, les corps s'agitaient, sans émettre le moindre son.

J'étais sourde.

Tout à coup, une lueur de folie passa dans les yeux écarquillés de Minoru. Une poigne de fer saisit ma nuque. Je me retrouvai face au visage grimaçant de Juro. Sa bouche ensanglantée se déforma en un sourire sadique. D'un coup de pied, il porta une nouvelle estocade à la tête de Minoru. Sa respiration se heurta à de nouveaux à-coups. En vain, il tenta de se redresser.

Mon niveau d'adrénaline s'accrut brusquement. Un afflux de sang monta dans ma gorge. Je la sentis s'embraser. Sans réfléchir, je décochai un crochet dans la mâchoire de Juro. Mon pouce se brisa et sa tête partit en arrière.

Je doutai que mon coup eut possédé la même puissance que celle d'un homme mais il ne manqua pas de lui faire cracher une glaire de sang.

Enragé, Juro m'envoya rouler sur le côté. Toute mon énergie et toute ma fureur avaient été requises pour asséner ce crochet. Du sang lui coula de la bouche et baigna son menton. Il me lança un regard indescriptible avant de se retourner sur un ami de Minoru qui le défiait.

Mon corps me faisait atrocement souffrir. J'avais la sensation qu'il était parcouru de chocs électriques. Non loin de là, Nino, était à peu de choses près dans le même état que Minoru. Encore debout, les lèvres éclatées, il était aux prises avec Hidetaka, le leader de la 2-C. Ce fou furieux était reconnaissable à ses piercings qui déformaient sa figure et à sa coupe de cheveux divisée symétriquement en une partie blonde et une partie noire.

Nino l'attrapa par le col mais Hidetaka abattit latéralement ses poings à la base de sa mâchoire. Sonné, Nino vacilla. Comme si le coup n'avait pas suffi, Hidetaka balança la semelle de sa chaussure dans ses tempes et lui piétina le dos. D'ignobles borborygmes sortirent de la gorge de Nino. On aurait dit qu'il s'étouffait dans son propre sang.

N'ayant pas entendu le bruit de son déplacement, je ne discernai pas Juro revenir vers moi. Sur le visage de Minoru, je vis passer une expression d'effroi et de révulsion indéfinissables. Sa voix, depuis un moment déjà, semblait remplie de sang, à moins que ce ne fusse mes oreilles.

Nino surgit de nulle part. Il se jeta sur Juro qui était sur le point de me rosser et lui fit une clé de bras. Le quatrième année parut gémir de douleur et d'énervement. Au moment où il se libéra, Nino lui envoya un uppercut monumental à l'arrière du crâne. Le corps de Juro tomba raide sur le macadam. Immédiatement, Nino s'écroula de lui-même.

Dans le silence caverneux qui m'entourait, mes yeux croisèrent ceux de Minoru qui avait été témoin de la chute de Nino. Ils se plissèrent, n'exprimant qu'une souffrance intolérable. J'eus l'impression qu'il était à l'agonie.

Déportant mon regard, je vis Hidetaka se hâter sur vers Minoru. L'œil du deuxième année fut attiré par un objet au sol. Un rictus nerveux s'inscrivit sur sa figure émaciée. Un petit tressautement qui devait être un rire lui succéda. Il ramassa le canif tombé d'une poche et redressa le dos de Minoru. Il cala la lame contre son front ensanglanté et appuya.

Je cessai de respirer.

L'horreur n'a pas de nom, elle n'a ni forme ni odeur. L'horreur est le néant, l'horreur est ce qui aspire l'espoir.

La dernière fois que j'avais vu quelqu'un brandir une lame revenait à mon agression par les deux soulards au retour d'une soirée avec la bande. Les agresseurs m'avaient pris pour une hôtesse qui les avait plumés dans son bar. Sans trop de peine, Kensei avait désarmé l'assaillant. Mais il n'était pas là pour nous sauver. Personne ne pourrait faire voler le canif en l'air.

Hidetaka se ravisa. Peut-être avait-il finalement senti qu'il allait trop loin. Il éloigna le tranchant de la lame du visage de Minoru et sans que ce dernier ait pu réagir, lui envoya un crochet du droit dans la joue.

Le corps de mon ami tressaillit, puis s'immobilisa complètement. En même temps, un camarade de Nino se prit un coup de tesson de bouteille sur le crâne. Le sang coula.

J'étais la dernière personne encore consciente.

À terre, je croulai sous les attaques. Je me tordis en essayant de protéger mon visage avec mes bras. J'eus l'impression que mes dents se pulvérisaient contre mon palais. Je sentis ma bouche et ma gorge se remplir de sang. On me frappa froidement à différents endroits, comme si j'avais été un punchingball. Mon corps bougea par réflexe à chaque coup dispensé. Il n'y eut plus de notion du temps, uniquement de la douleur. On me martela en redoublant les crachats. La face écrasée contre le bitume sale, j'étouffai, sourde, en happant l'air crasseux de la ruelle.

Ma tête était en feu et ma chair s'écartait. Je carbonisais. Les veines de mes bras ne tarderaient plus à éclater. Mon corps partait en lambeaux de peau ; il n'était qu'une gigantesque douleur.

Je n'en pouvais plus. Il fallait que ça s'arrête, qu'il y ait une fin. Mais personne n'intervenait. Personne ne les arrêtait.

Et puis, je ne sais ce qu'il se produisit : je ne sentis plus les coups.

Un vide terrifiant s'empara de moi. Une nappe sombre et trouble descendit du ciel pour m'envelopper peu à peu.

L'abîme m'engloutit loin, très loin.

Dans la crevasse.



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Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant