[Narration : Kensei]
Je tendis mon bras pour l'étreindre. La joue collée contre le cuir de mon blouson, Lucie se laissa bercer en humant le parfum du vêtement mêlé l'odeur du goudron. Puis elle recula un peu, sans que je relâche totalement mon emprise. Elle effleura mes lèvres et main dans la main, nous franchîmes les portes de l'hôpital.
Je ne l'aurais jamais accompagnée si elle ne me l'avait pas demandé, prétextant de l'aide pour remplir des formulaires. J'avais tellement d'autres choses à faire...
Lucie devait se rendre à l'hôpital pour se soumettre à ses dernières radiologies. Tout irait bien, elle n'avait plus que quelques séances de kinésithérapie. En réalité, elle s'était plainte des heures que prenaient les séances sur son emploi du temps, réduisant par là-même celles qu'elle pouvait me consacrer.
Lucie resta en retrait. La femme derrière le comptoir m'accueillit aussi froidement que si j'avais été un vagabond miteux et malodorant. Un chien trempé et baveux se serait vu adresser la parole plus chaleureusement.
Aussitôt que Lucie apparut, l'infirmière lui destina un sourire aimable et lui demanda de ses nouvelles. Comprenant le message, je m'écartai de quelques mètres et les laissai discuter dans un japonais grammaticalement parfait.
Lucie portait un chemisier blanc qui moulait sa taille et dont les pans s'évasaient sur un jean en denim. Je remis les mains dans les poches et admirai de loin sa silhouette. Je me souvins du soir où elle m'avait fait entrer dans son appartement et m'avait soigné, de ses gestes doux et précis, des douleurs sans importance sur ma peau qui rosissait à chaque passage des cotons tiges imbibés d'eau oxygénée. Je me remémorai aussi l'effort surhumain que j'avais dû fournir pour réfréner la vague de désir qui m'avait envahi.
Ces petites douleurs me forçaient à me focaliser sur autre chose que de renverser la trop jeune secrétaire sur le carrelage de sa minuscule salle de bain.
Je détournai le regard des hanches de Lucie et fixai les prospectus d'un présentoir prévenant des risques de mucoviscidose.
Avec Minoru, il y avait un truc qui n'allait pas et je devinai quoi. Je serrai les poings : qu'y a-t-il de plus dangereux et de plus navrant qu'un ami à double-visage ?
Peu importait, je me battrai... Même si je ne pensais pas vraiment en avoir besoin : depuis la veille, Lucie était sacrément remontée contre lui.
***
[Narration : Lucie]
Minoru avait envoyé un message d'excuse, navré de la manière dont notre après-midi s'était achevée et il m'avait donné rendez-vous au Starbucks du quartier Namba.
Assis dans un coin, je repérai immédiatement son allure débonnaire, son corps sec et nerveux, sa nuque rasée et sa mèche tombant à hauteur de ses yeux résignés. Minoru tapait avec impatience le sol du bout de ses Dr. Martens.
L'établissement était grand. On entendait bourdonner quelques voix de clients, mêlées au son de la télévision et des bruits de tasses et de machine à café. La porte s'ouvrit sur deux jeunes femmes et les résonances de la circulation extérieure. Au loin, une sirène de police retentit. Minoru me laissa à peine m'asseoir. Il s'était à moitié levé de sa chaise : « Je suis désolé pour l'autre fois ».
Son visage allongé était tendre, comme assorti à ses yeux en forme de planètes. Et pourtant, il fronçait les sourcils, scellait les lèvres en une moue désespérée semblable à celle qu'il prenait lorsqu'il n'y avait plus de chips. Minoru avait un séduisant regard de chien battu désabusé qui aurait fait piailler des Japonaises « Kawaii ! ».*
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Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit bras
General FictionDans ce deuxième tome, les liens entre les nintaïens et Lucie se fortifient, ce qui suscite l'inquiétude de certains. Alors que sa vision du Japon change progressivement, les rivalités au sein de l'établissement Nintaï s'intensifient. Lucie est écar...