Après avoir commandé et s'être assuré que ses parents ne nous regardaient pas, Kensei observa nos mains posées à plat sur la table et leur différence de pigmentation. Sa peau était olive tirant sur le doré, tandis que la mienne était blanche, traversée de reflets rosés sous l'éclairage. Je préférais examiner son bras : un lacis de veines robustes et de muscles saillants.
Il rangea ses mains sous son menton.
« Tu leur as tapé dans l'œil, soupira-t-il en levant vers moi ses yeux en amande, empreints d'un air faussement contrarié.
Il m'était difficile de soutenir ce regard, celui-là même qui faisait dérober le sol sous mes jambes, fondre le cœur et déconnecter mes neurones. Heureusement, j'étais assise.
— Tes parents ressemblent à cet endroit : avenants, chaleureux, conviviaux.
— Tout comme les clients. Mais j'aimerais qu'ils arrêtent de te reluquer.
— Il faudra t'y faire... Je suis une étrangère ».
Sa mère déposa sur la table deux énormes bol, un plateau et une sorte de marmite, avant de repartir d'un pas précipité servir d'autres clients. Kensei contempla le récipient fumant tel un loup affamé.
Nous dévorâmes un sukiyaki.* C'était une espèce de fondue ou ragoût au choix, dans lequel on trempait du bœuf et des légumes crus dans une sauce composée de mirin,** de saké, de sauce soja et de sucre.
« T'es un peu fatiguée, non ? Je suis seul à parler.
— C'est parce que je me régale, répondis-je sans malice en finissant ma bouchée. J'aime discuter avec toi, malgré nos désaccords. Nous aimons avoir chacun raison, pas vrai ? ».
Il ne répliqua rien sur le coup mais ses lèvres s'étirèrent en un mince sourire. J'avais touché juste.
A voix basse, nous évoquions les problèmes du lycée, l'incroyable arrestation de Fumito et l'enquête irrésolue du trafic de drogue y étant rattachée, lorsqu'une petite fille dévala les escaliers à toutes jambes et se jeta sur Kensei.
Celui-ci lâcha aussitôt ses baguettes pour l'accueillir sur ses genoux. La fillette lui serra le cou de ses bras potelés jusqu'à l'étouffer et il lui attrapa le nez entre ses doigts pour le secouer énergiquement de gauche à droite.
Pour moi, il s'agissait là d'un nouveau tableau de Kensei. Il fallait parfois creuser mais lorsqu'il s'adoucissait, l'univers autour de lui devenait soudain très fade. Kensei était comme un soleil planté au milieu d'une galaxie sans autre étoile.
La petite s'esclaffa puis s'aperçut de ma présence. Elle écarquilla ses yeux sombres ouvrit grand sa bouche qui s'arrondit en un « O » stupéfait et poussa un cri.
« Qui c'est ? demanda-t-elle à son grand-frère.
— Mon amoureuse, Lucie ».
Je frissonnai de la tête au pied : ces mots furent pour moi d'une valeur inestimable. J'éprouvai une douce sensation, comme si un mur protecteur s'était érigé autour de moi.
L'enfant se figea, avant de me parler, les yeux encore agrandis de curiosité.
— Enchantée ! Je suis Tomomi ! J'ai huit ans, énonça-t-elle toute fière en redressant le buste et le menton. C'est bien que mon grand-frère ait une amoureuse étrangère. Mes copines vont être jalouses parce qu'elles le trouvent très beau !
Je croisai le regard de Kensei qui tenait les côtes pour ne pas se gondoler. Ces deux-là, en dépit de leur disparité d'âge, semblaient s'aimer d'une manière que je n'aurai pensé possible qu'entre ma sœur et moi.
Kensei envoya Tomomi se coucher, non sans lui avoir adressé un dernier « Bonne nuit ! N'oublie pas de vérifier qu'il n'y ait pas de monstre dans le placard ». Puis il se leva et nettoya rapidement les restes de notre repas.
J'allai remercier ses parents occupés à cuisiner et assister leurs clients. A les voir s'agiter dans tous les sens, je comprenais mieux pourquoi Kensei pouvait accueillir sa copine chez lui : la salle résonnait d'un boucan infernal masquant le moindre bruit extérieur et les restaurateurs étaient bien trop occupés par leur profession pour gérer les activités de leur fils.
Après m'être inclinée une dernière fois devant les parents, j'observais l'autel de maison exposé derrière le comptoir. A l'intérieur, je vis une statue de Bouddha, un brûleur d'encens, un petit chandelier, des cloches, ainsi que deux coupelles de chaque côté pour recevoir des offrandes : des grains de riz, du saké et des fruits pour l'aspect Shintoïste. C'était un parfait exemple de syncrétisme réussi. Le Shintoïsme s'occupait de la vie et le Bouddhisme se consacrait aux morts.
Dans la mythologie, le Japon avait été créé par le couple Izanagi-Izanami. A ses débuts, le panthéon des dieux (les kami) ne comptait que huit noms, dont certains étaient sortis d'Izanagi. Néanmoins, le Shintoïsme avait attribué à chaque élément de la nature (l'eau, la mer, le riz, la montagne etc.), une ou plusieurs divinités, ajoutant à ce panthéon plus de huit millions de nouveaux kami, répertoriés dans le Kojiki ou « Chronique des faits anciens », un recueil de mythes relatif à l'origine des îles formant le Japon et des divinités.
Le Shintoïsme ne comportait ni sanction morale, ni iconographie et même lorsque le Bouddhisme avait été introduit au Japon sous l'influence de la Chine et de la Corée aux alentours du Ve siècle, il avait adopté ses nouvelles divinités sans que cela ne déséquilibre sa propre philosophie.
Ce qui distinguait les deux religions relevait de leur objectif : le Bouddhisme tendait plus vers une réflexion spirituelle quant à l'au-delà, tandis que le Shintoïsme se préoccupait des choses plus matérielles et du respect envers la Nature. Durant un moment, le culte Shinto avait perdu de son influence. Corrélativement, le chauvinisme nippon avait pu en partie s'expliquer par le fait que pendant très longtemps, le kokutaï était célébré par le peuple japonais. C'était un concept étatique plaçant l'empereur au rang de divinité. Mais lorsqu'à la fin de la Seconde Guerre mondiale, l'empereur avait publiquement renoncé à ce rang, le Shintoïsme avait connu un nouvel essor. Pour conclure désormais les nippons étaient à la fois Bouddhistes et Shintoïstes, bien que la plupart du temps ils ne se déclarent attachés à aucune religion.
En parallèle, le Shintoïsme était intrinsèquement lié au clan familial, appelé ie. Ce terme avait quatre significations : la maison au sens propre et figuré, le groupe composant la famille en vertu du Code civil, ainsi que la lignée incluant ses ancêtres. Après la Guerre, il était apparu que le système avait perdu en importance en raison de la révision du Code civil, l'explosion de l'individualisme et des familles nucléaires.
Toutefois, le ie demeurait omniprésent, de façon conscientisée ou non. L'exemple le plus marquant et que j'avais sous les yeux était celui de l'autel familial dans les maisons, servant au culte des ancêtres. Il était considéré que c'était de ces derniers que provenait l'existence de chacun et qu'ils continuaient à veiller sur la famille et à garantir son bien-être. Le fait de ne plus honorer ses ancêtres, comme de ne pas se rendre sur leur tombe au moment de la fête des morts, revenait à s'attirer le malheur.
Du ie venait également le système patriarcal où tous les membres de la famille appartenant à la même lignée étaient reconnus comme une seule unité. Chaque membre pouvait compter sur la coopération et le soutien de chacun.
Kensei m'arracha à ma contemplation en effleurant discrètement ma taille. Les yeux brillants, il désigna le couloir étroit menant à sa chambre d'un mouvement de tête.
*Fondue japonaise.
**Saké très doux utilisé comme assaisonnement.
Merci de votre lecture *~
Souhaitez-vous savoir ce qui se passe dans la tête de Minoru ? Si oui, rendez-vous la semaine prochaine !
VOUS LISEZ
Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit bras
General FictionDans ce deuxième tome, les liens entre les nintaïens et Lucie se fortifient, ce qui suscite l'inquiétude de certains. Alors que sa vision du Japon change progressivement, les rivalités au sein de l'établissement Nintaï s'intensifient. Lucie est écar...