Minoru ne faisait plus le chemin avec moi, il repartait seul, une cigarette coincée entre les lèvres, les mains cherchant à trouer le fond de ses poches.
Désormais, Kensei me proposait souvent de me ramener. Après une rude journée, j'étais heureuse d'échapper au métro. Toutefois, si Kensei avait au début respecté le code de la route, sa nature de bôsôzoku avait repris le dessus.
Sven m'avait mise en garde contre ces bandes de motards rebelles. En plein essor une trentaine d'années plus tôt, il n'en existait plus beaucoup. Mais « quand il n'y en a plus, il y en a encore » et notamment dans les grandes villes. Que l'on se rassure, les criminels qui en faisaient partie avaient été arrêtés. Les bôsôzoku portaient des noms tels que « Les Mains d'acier » ou « Les Empereurs noirs » et se réunissaient par dizaines pour foncer à moto en pleine nuit. Ils dérangeaient la tranquillité des riverains et faisaient le plus de bruit possible jusqu'à ce qu'une alerte policière soit donnée et qu'ils puissent s'adonner à une course-poursuite nocturne.
Je suspectais fortement le Vieux d'avoir appartenu à une bande dans sa jeunesse. Son apprenti caïd était, comme lui, obsédé par la vitesse et la liberté.
Conscient de la finesse de ses réflexes, Kensei slalomait agilement entre les voitures en se faisant agonir de klaxons, accélérait sur les lignes de droites en commettant des excès de vitesse et grillait des feux rouges à l'occasion. « Tu vas nous tuer ! » le sermonnai-je, la peur au ventre. Il n'écoutait pas. Je me résignais à croiser les doigts et prier sous mon casque en me cramponnant à son blouson en cuir.
« J'aime les sensations fortes » m'avait-il dit. C'était ce dont j'avais peur. Non pas pour les raisons évidentes mais parce que ces perceptions m'attiraient aussi, bien que je ne les appréhende qu'avec effroi. Je craignais le danger mais voulais sentir les frissons courir le long de mon dos. Pourtant, jamais je n'osais franchir la ligne rouge. Kensei avait de la chance. Lui ne craignait pas les conséquences de ses actes.
Les rues japonaises étaient incroyablement étroites. Voitures, camionnettes, scooters, cyclistes, poussettes, cannes et piétons se bousculaient pour le même espace. Hors de celles-ci, les motards prenaient des libertés.
Nous roulions à moto sur une grande artère lorsque soudain, un bôsôzoku vêtu en cuir nous frôla à toute vitesse en exécutant une queue de poisson. J'entendis Kensei injurier le conducteur qui avait failli déséquilibrer la Suzuki et nous faire tomber au milieu de la voie. La moto venait de faire un dangereux écart.
Celle qui nous avait devancée ralentit et roula si lentement qu'elle perturba le trafic. Excédé, Kensei la dépassa à son tour. J'observai l'engin de couleur bordeaux, puis m'intéressai au conducteur.
C'était Juro !
Au carrefour suivant, le Vélociraptor se fit rejoindre et escorter par deux autres motards. Le quatrième année, reconnaissable à son allure malgré son casque, fit rugir son moteur débridé et se replaça parallèlement à la Suzuki. Je serrai ses côtes pour faire comprendre à Kensei qu'il était hors de question de réagir à la provocation. Mais il décida du contraire et élança sa moto dans une brusque accélération qui fit cracher le pot d'échappement.
S'en suivit une course poursuite qui fit bondir mon cœur dans tous les sens.
Pour moi, la situation était limpide. Juro voulait régler son compte à toute la faction pour provoquer Takeo. D'abord les « Men in Grey », puis Daiki et maintenant, Kensei.
Les motos filaient sur la route, répondant à l'adrénaline et aux profondes impulsions de leurs conducteurs. Ces idiots se prenaient pour d'invincibles pilotes ; les virages et les accélérations étaient tels que j'en avais la nausée. Entre les zigzags incessants et les bretelles d'autoroute sans fin, les phares aveuglants des camions ressemblaient à des monstres.
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Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit bras
General FictionDans ce deuxième tome, les liens entre les nintaïens et Lucie se fortifient, ce qui suscite l'inquiétude de certains. Alors que sa vision du Japon change progressivement, les rivalités au sein de l'établissement Nintaï s'intensifient. Lucie est écar...