61. La préparation au départ

580 52 60
                                    

[Sven observa sa montre de marque dans un geste vide de sens. D'un air apathique, il appuya d'un doigt léger sur sa tempe.]

« Je ne sais plus où j'en suis.

— Ah bon ? Pourtant, tu renvoies l'impression inverse.

Il joua avec sa tasse.

— Qu'est-ce que tu me conseillerais de faire ?

— Franchement Sven, il y des problèmes plus graves dans le monde.

Par exemple, Nintaï et ses étudiants sont plongés dans les affres de la drogue !

Devant son air buté, je poursuivis :

— Je crois que la façon dont on traite quelqu'un traduit ce qu'on pense de lui. Ces filles te prennent pour leur idol. Il faut que tu ailles voir l'administration pour t'opposer à ce club mais tu devrais aussi aller leur parler.

— Parler avec des groupies ? Tu te rends compte de l'énormité que tu viens de dire ? fit-il, horrifié. Elles me suivent partout ! Il poussa un nouveau soupir. Heureusement que j'ai la voiture, parce qu'elles découvriraient sans peine où j'habite.

Je songeai à la façon dont Sumiho se comportait avec Minoru. Il était vrai que cela pouvait être agaçant, pour lui comme pour son entourage. L'hypothèse de Maeda agitant un balai pour faire fuir des étudiantes devant la boutique me paraissait plausible ; elle surprotégeait son fils. Au Japon, la relation primaire n'était pas celle de l'épouse et du mari mais de la mère et son enfant. Maeda en avait peut-être un peu trop profité.

— Relativise un peu. Elles t'écouteront pour au moins une raison : leur objectif est de se faire bien voir à tes yeux. Si tu leur fais comprendre ça, elles te laisseront te concentrer sur tes études.

— Je dois donc les convaincre, récapitula Sven d'un air sombre et apathique.

Je commençai à tresser une épaisse mèche de cheveux.

— Si tu restes dans ta tour d'ivoire, à te fermer au gens, tu n'avanceras pas. En plus, un type qui ne parle pas est toujours plus mystérieux et attirant qu'un autre super à l'aise. Déballe-leur ta vie et elles s'enfuiront à toutes pattes !

Sven grimaça comme si une chose effroyablement aigre avait envahi sa bouche. Le plan suggéré ne lui plaisait pas mais il était bien obligé de s'y plier : il détestait l'improvisation et préférait organiser sa vie à l'avance. Lorsque je le voyais me recevoir avec la théière déjà prête, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'il se rendait esclave de ses habitudes, réglant les moindres détails de son quotidien. D'une toute autre façon que Minoru dont le cerveau était perclus d'idées farfelues, le comportement lent de Sven et son aversion pour l'adaptation faisaient de lui un être conservateur.

— Sinon, dis-leur que tu es gay.

Il me demanda si j'avais craqué.

— Lucie, garde cette conversation pour toi. Je ne veux pas qu'elle arrive aux oreilles des autres.

J'acquiesçai d'un signe de tête. Il insista.

Il n'y a peut-être rien qui ennoblit plus un être humain que de savoir garder un secret.* Fais-moi confiance, Sven.

— Merci.

Je bus quelques gorgées de thé. Il changea de sujet :

— Concernant ton départ, tu voudrais que je t'emmène à l'aéroport ? Je sens que tu vas galérer dans les transports.

Il n'avait pas tort. Je le remerciai de tout cœur, n'ayant guère envie de perdre du temps à me tromper de ligne et rater l'avion pour mon retour temporaire en France. Sven venait de résoudre un souci majeur de ces derniers jours.

Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant