50. Les yakuzas

647 75 54
                                    

[Narration : Kensei]

Appuyé contre le mur, je levai la tête vers la fenêtre. Je baissai le volume de la stéréo, tirai les rideaux et me retournai pour balayer la pièce du regard. Le sol de ma chambre était jonché d'outils. J'en étais désolé mais n'avais pas fait attention à ce détail. Je suivis Lucie des yeux alors qu'elle allait s'asseoir sur mon futon. Elle se déplaçait avec précaution pour éviter de se planter un clou dans le pied.

Préférant rester debout, je jetai un œil à son visage tuméfié. Une colère indicible glissa le long de mon dos. Je sentis en moi une vengeance ignée pointer le bout de son nez.

« Il faut qu'on leur règle leur compte ! Je mordis fort ma lèvre inférieure et pestai : Ils sont tenaces ces co... ! ».

Mon regard devait être chargé de fiel, mes yeux brasillant de haine. Lucie m'avait interrompu en me tournant le dos.

Je l'obligeai à me faire face. Depuis trois ans que j'errais à Nintaï, jamais la provocation n'avait été poussée aussi loin.

Un peu étourdie par l'absorption de ses antidouleurs, Lucie prit une faible inspiration : 

« Je ne veux pas, Kensei. Je ne veux pas qu'ils imaginent que leurs agissements nous aient atteints. Sinon, ils recommenceront.

 — Qu'est-ce que tu racontes ? C'est un truc de lâche ! Et puis, on n'en est franchement plus au stade des menaces !

— Ça me concerne après tout, non ? rétorqua-t-elle. Tu veux me venger contre ma volonté parce que Juro m'a envoyée à l'hôpital. C'est bien ça ?

J'opinai vigoureusement. Ma mâchoire était crispée à m'en faire péter les dents. Mes épaules et mon cou étaient tant contractés qu'ils menaçaient de faire sauter un bouton de mon col.

— Dans ce cas, calme-toi. C'est mon choix.

  Regarde-toi ! rugis-je à voix basse pour ne pas réveiller toute la maison. Comment tu peux me demander de rester calme alors qu'ils t'ont frappée comme si t'avais été un mec ? Ils n'ont fait aucune différence, ces enfoirés ! ».

« Impossible de faire changer d'avis cet entêté » sembla-t-elle vouloir dire. Je ne desserrai pas les dents. J'étais déterminé. Lucie avait réussi à rallier Minoru et Nino à son jugement et ils avaient eux-mêmes convaincu Takeo de ne pas bouger le petit doigt. On marchait la tête à l'envers ! Sauf Daiki, pour qui c'était déjà le cas.

Toutefois, Lucie avait raison, je le savais. Elle s'était écartée et me contemplait, les bras croisés sur sa jolie poitrine.

« Tu vois, dit-elle, c'est comme si on avait lancé un hameçon à l'eau et qu'on s'attendait à ce que le poisson morde. Peut-être qu'il viendra ou peut-être que non. Ou peut-être qu'il se contentera seulement de s'en approcher, de l'observer, de tourner autour et de finalement s'en détourner. Et bien c'est que nous allons faire. Nous ne leur procurons pas le plaisir de nous empaler la lèvre et de nous la faire arracher au bout de la ligne. Nous ignorerons l'appât.

— Mais...

Se venger, c'est se mettre au niveau de l'ennemi ; pardonner, c'est le dépasser. C'est de Francis Bacon.

— Tu me demandes d'écouter un porc ?

Lucie me considéra, choquée.

— Il fut un homme d'État et philosophe britannique de la Renaissance. Un grand homme ! Hum... Ecoute, Juro n'attends que ça, les représailles. Il est prêt et ce serait idiot de lui faire croire qu'il peut en imposer à sa guise, pas vrai ? ».

Je me figeai. Les yeux de Lucie étaient extraordinairement expressifs ; ses prunelles, d'une limpidité et d'une profondeur sans pareille. Un chimiste fou aurait aimé les disséquer pour savoir comment des éclats de ciels étaient arrivés dans des océans aux teintes bleutées si diverses. Ou alors un décorateur aurait sorti de sa poche un nuancier de bleus pour parvenir à fixer leur couleur dominante. Je n'étais ni chimiste ni décorateur. Cependant, les iris de Lucie étaient d'une pureté et d'une transparence telles qu'ils en étaient déstabilisants. Ces yeux-là vous aspiraient l'âme. Il m'était difficile de soutenir un regard qui faisait passer autant d'émotions. Tout particulièrement, il y avait des gens dont le cœur ne parlait pas par la bouche mais par les yeux. Lucie faisait partie de ceux-là.

Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant