8. La dignité, source de frustration

1.2K 133 101
                                    

Sven boudait. Selon lui, je l'avais mis de côté. Le mannequin polaire faisait la moue – il aurait fait une belle couverture de magazine. Pourtant, rien n'avait changé, que ce soit sur le plan des révisions ou des moments que nous partagions avec Leandro, Shizue et Yoshi. Au contraire, je ne cessais de les solliciter pour que nous étudiions ensemble.

Par ailleurs, je fréquentais assidument le club de calligraphie. En compagnie de Shizue, je m'ouvrais à un nouveau mode d'expression grâce au pinceau. Nous tracions des kanji d'encre en sympathie, l'une près de l'autre. Cet illustre langage millénaire caractérisé par l'art du trait avait contribué à renforcer les liens avec ma chère amie japonaise.

En présence de Sven, Shizue avait pris d'emblée mon parti dans un élan de solidarité, en valorisant la personnalité de Kensei qu'elle trouvait, depuis les photos, franchement canon. Sven avait relevé la contradiction. Il me harcelait de reproches et de conseils pour que je cesse de le fréquenter sur-le-champ. Il ne supportait aucune allusion à propos de Kensei. Son attitude éprouvait ma patience autant que mes limites et mon empathie en mettant en péril la valeur de notre amitié. Avec le temps, j'espérais du fond du cœur que tout finirait par s'arranger et que le sens et la raison viendraient à bout de cette épreuve. Devant ce dilemme encore loin d'être résolu, je ressassais les mots de Marcel Pagnol : Quand on aime quelqu'un, c'est effrayant comme on pense peu aux autres.

A côté de cela, Leandro gardait une posture légère et détachée et Yoshi avait le mérite de ne pas s'impliquer dans cette histoire tout en me rassurant : 

« Attends que ça passe. Sven est très possessif avec ses amis et il a du mal à se faire à l'idée de ne plus être le centre de ton attention.

Yoshi et moi stationnions devant la machine à café de la bibliothèque. Le goût du jus de chaussette en boîte était meilleur que dans l'établissement Nintaï. A la réflexion, il ne s'agissait pas des mêmes distributeurs de boissons.

Comme je ne réagissais pas, Yoshi sortit de sa poche un bonbon et me le tendit d'un geste théâtral.

— Merci, Yoshi. Qu'est-ce que c'est ?

Sur une vanne éculée de Star Wars, il répondit :

— Yoda humble confiserie offrir à toi pour le moral de jeune padawan remonter.

C'était un Watagamu, une friandise pour le moins originale : après l'ouverture du sachet, je découvris une barbapapa à l'aspect compact et au goût prononcé. A mesure que je la mâchai, la pâte se transforma en un chewing-gum. Mmmh... Goût citron !

« J'en ai un autre au Coca mais je le garde pour Sven.

— On ressemble à deux gamins, non ?

Il acquiesça d'un mouvement de tête.

— Ne pas Sven écouter, Maître Yoda conseiller toi. Décider ta vie, toi seule pouvoir.

Yoshi remit en place ses lunettes du bout des doigts et avant de repasser la porte de la bibliothèque, ajouta dans une structure grammaticale normale :

— Mais retiens qu'avoir un ami comme Sven qui fait tout de travers n'est pas grave en soi. C'est l'intention qui compte. La véritable amitié est comme un coup de foudre : plus on la cherche, moins on la trouve ».

***

D'autres rumeurs coururent sur mon compte, plus honteuses, malsaines et scandaleuses les unes que les autres. Prétendument, j'arrondissais mes fins de mois en travaillant comme escort-girl, sous-louais mon studio pour les affaires des clients et je volais dans les magasins !

Je vivais comme un sacrilège le fait que l'on s'attaque ainsi à ma vie privée. La plupart des étudiants de Nintaï se doutaient bien que ces bruits étaient infondés mais le suspense s'installait. Kensei pria son meilleur ami, Mika l'« Hypocondriaque », de mettre son petit-frère Shôji sur l'affaire. Shôji était la fouine de Nintaï, celui qui était capable de récupérer une information au vol en une journée alors que cela vous aurait pris des mois. Trois jours plus tard, nous connaissions l'identité de la personne à l'origine de tous les racontars viciés : Naomi, l'ex-copine de Ryôta que j'avais lâchée durant la désastreuse après-midi shopping.

Pourquoi n'y avais-je pas pensé plus tôt ? M'en voulait-elle encore pour cette sortie où j'avais abandonné sa bande d'harengères qui acceptaient les relations d'un soir à bras ouverts ?

Il ne restait qu'une chose à faire, rencontrer Naomi pour nous expliquer. Je craignais d'y aller seule, abhorrant les querelles de furies qui se crêpaient le chignon.

« Je t'accompagne ? » me proposa Minoru dont l'intérêt à l'idée de cette rencontre faisait place à l'excitation. . J'acceptai aussitôt. Mon ami opossum se chargerait de l'arbitrage. Il était réputé pour son art de fatiguer les gens. Dans mon cas, il me rassurait par sa bonne humeur.

***

Nous pressâmes le pas afin d'arriver à temps pour la sortie des lycéennes de l'établissement Hinata. Minoru fit signe à sa groupie Sumiho, ainsi qu'à Naomi. Celle-ci s'était bouclé ses cheveux couleur canari pour se nimber d'airs de princesse. Sumiho manqua de défaillir en apercevant le grand voyou athlète et minauda en s'éventant de la main. Quant à Naomi, elle ne mit pas longtemps à saisir la situation.

Nous n'échangeâmes guère de salutations, à l'exception de Sumiho qui adressa à Minoru un sourire à la dentition en pagaille. Elle lui sauta littéralement dessus pour prendre de ses nouvelles : « Il te va bien ce t-shirt, j'aime bien comme tu es coiffé, tu as vraiment besoin de ta veste ? Il fait si chaud ! Remarque c'est cool... ».

Minoru grimaça, déconcerté et la Sumiho-la-Sangsue repartit à l'assaut en rejetant en arrière sa chevelure ébène. « Pauvre de lui, il doit regretter de m'avoir accompagnée » pensai-je, tournant la tête vers Naomi dont les pupilles s'étaient étrécies, sa langue pointant entre ses dents de devant. 

Elle eut un petit rire méprisant, comme un sifflement de vipère, qui fit trembler son corps sec : « Eh ben ? Elle veut quoi, l'étrangère ? ».

Son air narquois n'augurait rien de très encourageant et sa voix de crécelle m'insupportait déjà. Je me concentrai pour trouver un vocabulaire approprié, relativement neutre :

« J'aimerais que tu arrêtes de me faire passer pour ce que je ne suis pas.

Naomi retroussa les lèvres, comme pour montrer les dents.

— Je ne vois pas de quoi tu parles. 

Sous mon regard appuyé, elle pinça les lèvres d'un air mauvais : 

— Non mais, qu'est-ce que tu crois ? Ça ne te suffit pas de chauffer tous les mecs de Nintaï ? Sale truie ! ».

Quelques semaines plus tôt, Naomi m'agrippait la main pour m'obliger à entrer dans les magasins. 

Mes poings tremblèrent. Secouée de fébrilité, j'eus la désagréable impression d'avaler de l'air pour rien et me laissai envahir par un profond sentiment d'aversion. Et le zen, dans tout ça ? Relégué au fond du placard...

Pour la première fois de ma vie, je bouillai d'envie d'occire quelqu'un. Concernant Naomi, j'aurais commencé par ses cheveux en paille, les aurais arrachés un à un de sa tête pour en faire un fagot.

Minoru me jeta un regard en biais qui signifiait « Tu veux que j'intervienne ? ».

J'optai pour le combat non-violent à la manière des juristes. Je secouai la tête et, rassemblant le peu de courage dont j'étais capable, me retournai sur Naomi.

Merci de votre lecture ! ~*

Bonne fin de semaine en attendant l'issue de cette rencontre féminine !

Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant