52. Les inconsistances

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[Narration : Lucie]

J'étais consternée par ces révélations. Je n'avais jusqu'alors pas mesuré l'ampleur du danger qui se profilait. Deux certitudes s'imposaient : de l'une, je l'avais échappé belle ; de deux, j'étais définitivement tombée dans le coin le plus pourri d'Osaka et avais intérêt à cesser de me préoccuper de ce qu'li se tramait à Nintaï.

Mais il y avait un avantage à tirer de tout : suite aux explications de Kensei, divulguées par la suite à toute la faction, Minoru avait retrouvé son alacrité, comme s'il avait été libéré d'un lourd fardeau. C'était probablement le cas. De plus, il était soulagé que j'aie été informée de la situation et que je lui aie pardonné son imprudence vis-à-vis de Fumito. En conséquence, Minoru recommençait à cacarder tel une oie. Avant, cela m'aurait été désagréable, à présent j'en étais heureuse. L'opossum transgénique enjoué et guilleret était de retour. 

En attendant, je devais reprendre les cours des deux semaines écoulées. Autrement dit, un labeur monstrueux.

A me soucier de tout trop intensément, je gaspillais mon énergie : gestion d'un quotidien rempli dans un pays étranger, études, travail, club de calligraphie, loisirs et intrigues criminelles... D'où le risque d'avoir à renoncer à mon projet commencé ou, pire, de compromettre tout ce que j'avais déjà réalisé.

A la lumière aveuglante de la lampe du bureau et à peine remise de ma nouvelle agression, j'étudiais jusque tard chaque nuit.

***

Je m'emplis à fond les poumons des odeurs de feuilles et de pelouse. Par la fenêtre ouverte, on voyait les gazons de l'université recouverts de parterres de fleurs. Tout était parfait, jusqu'à ce que la présidente du club de calligraphie, fasse remarquer à Shizue que son pinceau tenait moins d'un outil de calligraphie que d'une brosse à dents. Shizue, honteuse, baissa la tête : la présidente du club avait raison et elle n'eut rien eu à y redire.

La présidente se tourna ensuite vers moi pour ajouter qu'il était temps que j'achète mon propre pinceau. Je rougis à mon tour et décidai d'un commun accord avec Shizue de nous rendre le soir-même dans une boutique spécialisée.

A dix-neuf heures, le ciel était à peine assombri. Au beau milieu de l'artère commerçante principale, prédominaient les magasins et échoppes foisonnantes de produits alimentaires, de gadgets et de publicités bariolées de couleurs criardes encadrées de lanternes de papier. Les enseignes inondaient les rues, alignées horizontalement et verticalement. Je continuais de m'effarer devant le nombre d'annonces vocales préenregistrées, de jingles, d'ondes radio, tout ce vacarme qui venait s'ajouter à celui de la foule. Dans ce formidable brouhaha, les vendeurs des magasins hurlaient à l'aide de mégaphones pour attirer les clients comme sur un marché.

Il était impossible de ne pas relever la quantité de distributeurs automatiques qui peuplaient les trottoirs. Il y en avait de boissons bien-sûr mais aussi de nourriture, de cigarettes, de bananes, de crabes, d'œufs, de soupes de maïs etc. Une chose était certaine dans ce pays, peu importe l'endroit, on ne mourait pas de soif : pour quelques centaines de yens, on pouvait se procurer dans l'instant du thé vert, de l'eau minérale, du café et des sodas. 

La seule restriction à ce dispositif était due aux mœurs : il était mal vu de boire en marchant, encore plus inconvenant de manger. J'avais déjà interrogé Shizue sur l'utilité du grand nombre de distributeurs dans les rues. Elle m'avait répondu avec désinvolture que cela faisait partie du paysage urbain, au même titre que les câbles électriques. Si je venais à mourir de soif à trois heures du matin, j'étais sauvée, c'était tout ce qui comptait.

Mourant de soif ou non, je me sentais submergée. Piétons pressés ou flânant dans les ruelles, cyclistes, cyclomoteurs, camionnettes de livraisons, arrêt de bus... Tous ces modes de transports obligeaient à saturer les rues d'indications. De plus, quel que soit l'objet de l'affichage, tous les panneaux publicitaires étaient démesurés, que ce soit sur un support papier ou numérique. De quoi vouloir se retirer en ermite. On quittait une rue silencieuse pour se retrouver dans une jungle industrialisée. J'avais dû m'habituer au manque d'espace vital, de la même façon que l'on se faisait aux odeurs entêtantes en entrant dans une parfumerie.

Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant