[Narration : Lucie]
Je m'assis dans le fauteuil à roulettes du secrétariat. Mieux valait que je ne m'occupe plus de ce qui ne me regardait pas. Telle était la conclusion claire et limpide à laquelle aboutissait mon raisonnement. Mais cette solution ne me satisfaisait pas.
J'allais devoir momentanément mettre en retrait mon abnégation au travail de secrétariat. Mon objectif avait toujours été la réussite mais j'avais à présent d'autres préoccupations.
L'établissement Nintaï était pourri jusqu'à la moelle et le plus sage aurait été de m'éloigner de tout ce barnum. Cela aurait été si simple, d'éviter cette voie, ce tentacule. Mais si je le lâchais maintenant, je ne saurais jamais jusqu'où il mène. Acculée dans un recoin périlleux où la logique s'effilochait, il ne me restait qu'une échappatoire pour ne pas me retrouver dans l'impasse : avancer.
Ce n'était pas comme si j'avais été mêlée à mon insu à des évènements obscurs et complexes ; je m'y étais plutôt jetée tête la première, quand bien même je savais que cette entreprise comportait des risques. Autrement, je n'aurais pas osé tenir tête à Takeo lors de notre rencontre sur le toit, ce fameux jour où il m'avait éclairée quant au fonctionnement de Nintaï. C'était à ce moment que le cirque avait commencé.
Quant aux questions qui avaient trait à Kensei, il n'y avait pas eu d'étape préliminaire consistant à nous demander si notre relation serait solide. Elle l'était, depuis le début malgré les contingences. Tout d'ailleurs allait trop vite. De plus, je ne pouvais pas moralement le laisser tomber après que Reiji m'ait informée de l'ignoble chantage proféré par Takeo pour lui mettre la pression et le ranger à ses intérêts égoïstes.
Parce que Takeo-Napoléon plastronnait et provoquait avec cynisme, il méprisait comme des imbéciles ceux qui ne partageaient pas ses convictions. Il pouvait se le permettre : il ne perdait jamais. Takeo était le dictateur de Nintaï. Toute décision à prendre passait par lui et il était trop orgueilleux pour ressentir de la pitié à l'égard de ceux qui ne l'intéressaient pas. Il était trop préoccupé par son prestige pour se montrer sensible à la souffrance des autres, surtout s'ils étaient susceptibles de lui faire un peu d'ombre.
Reiji ne m'avait pas révélé ce chantage pour rien : un mécanisme était en marche et non seulement j'y étais impuissante mais indubitablement, j'en étais devenue un rouage. Un rouage qui n'était pas plus gros qu'un boulon. Si je fuyais maintenant, la pièce du dessus m'écrabouillerait. C'était ce que Reiji avait voulu me faire comprendre.
Je me résolus à prendre le contrepied de cette fatalité : les histoires de fous n'arrivaient pas qu'aux autres.
Pire, cela me plaisait, dans une certaine mesure.
J'aimais le mouvement. Je ne voulais pas finir telle une petite feuille recroquevillée se laissant emporter par le fil de l'eau, jusqu'à la fin, jusqu'à la chute. Kensei devait partager cet avis. Chaque jour, mon cœur devait continuer à battre d'excitation. Avoir atterri dans cet emploi terrorisant apparaissait en ce sens comme une aubaine, dans la limite du plafond au-delà duquel je ne me sentais pas prête à explorer les soubassements d'une affaire de trafic de stupéfiants.
***
[Narration : Kensei]
Penché sur la cuvette des toilettes, je vomis encore.
Il était quatre heures du matin, ma tête tournait.
Ce n'était pas l'alcool mais l'angoisse.
Pour ce qui était de la suite, j'y penserai plus tard. Je devais dormir. Mais la nuit, lorsque je fermais les paupières, je ne pouvais m'endormir avant une bonne demi-heure. Je repensais alors à ce corps chaud et rassurant.
VOUS LISEZ
Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit bras
General FictionDans ce deuxième tome, les liens entre les nintaïens et Lucie se fortifient, ce qui suscite l'inquiétude de certains. Alors que sa vision du Japon change progressivement, les rivalités au sein de l'établissement Nintaï s'intensifient. Lucie est écar...