54. Des tentacules au clair de lune

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[Narration : Lucie]

J'empruntai le chemin du retour avec Minoru. Nous étions fatigués et avions laissé les autres s'enivrer au Maruschka. Maintenant que Takeo y montait la garde, il était certain que les punks n'y mettraient plus les pieds pendant un bon bout de temps.

Minoru avait une excellente mine et se remettait miraculeusement vite de notre tabassée. Les bleus et traces de plaies s'estompaient sur son visage. On lui retirerait bientôt les fils de ses points de suture entre les sourcils et bien qu'il ait un bras toujours bandé, personne n'avait pu l'empêcher de reprendre ses footings.

Pour une fois, Kensei ne s'était pas ouvertement opposé à ce que je reparte avec lui. De toute façon, il était dans un état d'ébriété avancé et devisait avec Mika et Daiki sur les vertus d'une soirée arrosée. 

Dans la douceur vespérale, nous avions dépassé le quartier animé de Dotonbori et poursuivions notre chemin en longeant les quais baignés d'un arc-en-ciel de néons. Osaka était une ville extrêmement dynamique et stimulante, même au cœur de la nuit. Mon horloge interne en était particulièrement influencée et je me couchais de plus en plus tard.

Minoru se déplaçait à grandes enjambées lentes et élastiques en claironnant, le menton en l'air. Son nez busqué se découpait sur le halo du ciel de lumières publicitaires. Sa forme était la même que celles peintes sur les anciennes estampes japonaises. Je le regardai encore à la dérobée et songeai que ma fixette sur les nez prenait de drôles de proportions. Inopinément, l'image de l'enseigne de poulpe du fameux restaurant du quartier fit irruption dans ma tête.

« Ce serait amusant que cette pieuvre bouge ses tentacules comme les pinces du crabe de l'enseigne du restaurant Kani Doraku. Dans un monde fou, toutes les enseignes bougeraient ! Ça ferait encore plus d'animation dans les rues !

— J'ai vu que t'avais un peu bu... Mais pas à ce point-là ! dit Minoru avec un soupir apitoyé sans s'arrêter de marcher.

— Oh, allez ! Essaie d'imaginer.

— Ça ne sert à rien, il y a toujours un mécanisme derrière les apparences.

— Pardon ?

Minoru ralentit et me jeta un regard perdu.

— Ici, Clé-à-molette, tu n'es jugé que sur ton apparence. Si tu tentes de sortir de la masse en exprimant un comportement individuel, t'es systématiquement considéré comme un égoïste et t'es rejeté. Au final, tu deviens un exclu de la société. Comme moi, comme tous les nintaïens.

— Qu'est-ce qu'il te prend, tout à coup ?

Il ignora ma remarque et continua sur sa lancée :

— Si les cervelles tournaient bien, on s'apercevrait qu'il n'y a pas que les apparences. Il marqua une pause et lança : Qui peut penser que l'ours polaire à la peau noire sous sa fourrure blanche ?

— Tu aimes parler avec des images.

Minoru me laissa le rattraper complètement. Il haussa les épaules et me considéra du haut de sa grande taille.

— T'es la seule à l'apprécier. Faut bien que je déstocke mes maigres connaissances auprès de quelqu'un... Je me sens devenir intelligent quand j'te parle.

— Tu l'es déjà et tu le sais. Tu sais aussi que tu n'es pas totalement écarté de ce monde.

Minoru demeura coi.

— Tu ne me facilites pas la tâche, repris-je pour briser le silence. Au cas-où tu l'aurais oublié, le japonais n'est pas ma langue maternelle.

— Ah bon ? 

Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant