34. Regarder la lumière

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Je demeurai une bonne heure perchée sur mon tabouret, accoudée au bar à faire la discussion au barman ou à écouter le groupe jouer. Par deux fois je me fis aborder mais le barman, propriétaire des lieux, vint à ma rescousse. Cela sembla beaucoup l'amuser. Il avait autant le don de créer une ambiance chaleureuse, qu'une atmosphère intime. Quant à animer une soirée, il suffisait qu'il se trouve à son poste derrière le comptoir et lance des conversations à tout-va. Tandis qu'il s'affairait avec les verres et les bouteilles, j'en profitais pour le détailler discrètement.

C'était un homme d'une quarantaine d'années, le corps sec, les épaules étroites. Ses cheveux étaient noirs, avec des reflets bleus comme des ailes de corbeau, longs et luisants attachés en queue de cheval. Il avait une figure osseuse en lame de couteau et les yeux alertes. Je l'avais toujours vu porter une veste en col d'hermine. Ses gestes étaient sûrs et rapides et bien qu'aidé de la serveuse aux piercings et de deux autres qui s'occupait de la salle du dessus, il assurait en même temps l'ordre et la propreté dans le bar. Il prenait les commandes, servait en dosant et en mélangeant les boissons, renseignait ou conseillait parfois un client pour porter son choix sur telle ou telle étrangeté de la maison, préparait l'addition et encaissait. Tout ceci avec promptitude et efficacité, professionnalisme et amabilité.

Alors que je pesais le pour et le contre de lui demander son nom, le groupe de troisièmes années se leva et quitta la table. J'adressai un regard d'au-revoir au barman qui me répondit par un hochement de tête et me dirigeai vers l'extérieur.

Les nintaïens avaient fait quelques mètres sous les réverbères lorsque je me manifestai à la sortie de l'escalier en pierre. Kensei, en chef de file, s'arrêta. Il n'affichait pas l'air ombrageux auquel je m'étais attendue mais ses yeux en amande scrutateurs transperçaient la nuit. Une expression fermée s'était peinte sur le visage allongé de Minoru.

Le portable de ce dernier sonna. Il regarda le nom de l'expéditeur et décrocha en s'éloignant de quelques pas. Avant que l'un des troisièmes années ait eu le temps de broncher, Minoru avait raccroché. Mika haussa un sourcil dédaigneux :

« Quelque chose ne va pas ? T'sais, ça ne peut pas être pire que d'avoir le paludisme...

— Ça va, maugréa l'opossum transgénique, la mine sombre.

— T'es chiant, Minoru ! Dis-le nous si t'as un problème ! ».

L'intéressé ne répondit pas, enfonça les mains profondément dans ses poches et partit en avant. Nino, troublé, lança de sa voix tranchante : « On se voit demain, Kensei ! ».

L'intéressé le gratifia d'un signe de tête et retourna sur ses pas en jetant sa Marlboro dans un caniveau. Le groupe était déjà loin, entourant Minoru d'une sorte d'aura protectrice.

Je ne savais que dire et restai plantée là, à attendre. Finalement, Kensei effleura ma nuque du pouce.

« Tu te cachais ?

— J'étais bien, dans l'ombre. Je pouvais t'observer sous les spots.

— C'est la pire réponse qu'une fille m'ait donnée.

— Ça fait peur, pas vrai ?

Il plissa les yeux.

— Ce n'est pas en regardant la lumière qu'on devient lumineux mais en plongeant dans son obscurité.

— Tu connais Carl Gustav Jung ? soufflai-je étonnée.

Il parut amusé de ma surprise.

— Ben quoi ? J'ai pas le droit de me mettre à niveau ?

— Ce n'est pas ce que j'ai voulu dire.

Kensei tourna la tête en esquissant un rictus :

— J'ai un peu commencé à lire depuis qu'on sort ensemble, histoire de ne pas avoir l'air trop con devant toi.

Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant