24. L'ami est-il un porte-bonheur ?

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[Narration : Minoru]

Une foulée, deux foulées, trois foulées. Encore, encore, encore.

Si Lucie s'était aussi bien intégrée à Nintaï, c'était parce qu'elle était intuitive et observatrice mais aussi surtout grâce à moi, son opossum transgénique.

Je n'avais eu qu'à pousser un petit peu. Elle était comme moi : son apparence ouverte était un simulacre qui cachait au fond d'elle une profonde sensibilité. Elle faisait de son mieux pour avoir l'air détachée de tout, sûrement pour mieux se protéger. Mais Lucie ne se contentait pas d'entendre ; elle était attentive et se souvenait. Elle absorbait ; c'était une véritable éponge.

Je sautai au-dessus d'un plot et sortis de la chaussée. Courir le long du fleuve me calmait.

La sensibilité de Lucie la desservait. Trop fragile, trop fragile pour tenir seule à Nintaï. C'était pour ça que je ne la bousculais pas trop. Parce que, paradoxalement, elle donnait excessivement de sa personne alors qu'il aurait fallu que, dans certaines circonstances, elle se restreigne. Enfin, ça dépendait avec qui. Kensei, lui, avait eu le gros morceau !

Inspire, inspire, expire.

J'avais plusieurs fois eu envie de la secouer fort comme un prunier : « Hé ! Oh ! Réveille-toi ! Apprends à te défendre ! ». Mais oui, c'était une fille, après tout. Une fille qui sans en avoir conscience réunissait les quatre critères de la philosophie shinto : propre, éclatante,* droite** et directe.

Cours, cours, cours. Virage.

Lucie me désarçonnait, moi le clown de service. Comment une nana pareille, avec un tempérament si fougueux, pouvait-elle évoluer parmi des nintaïens ? J'avais une théorie : elle nous glissait sans cesse entre les doigts et nous laissait sur notre faim. Lucie n'était pas forcément quelqu'un de bien. C'était juste quelqu'un qu'on pouvait aimer. Ça suffisait.

Attention au vélo. Saute la barrière. Cours, cours.

Quand-même ! Quel spécimen ! Je fermai les yeux mais les siens dansèrent sous mes paupières. Les yeux de Lucie étaient immenses, brillants et intelligents, aux iris d'une dominante bleue mais piquetée d'une telle variété de taches mouvantes qu'il aurait été impossible de se fixer sur une seule nuance. Jusqu'alors, j'ignorais qu'on pouvait arrêter le temps en regardant quelqu'un dans les yeux.

Tousse, tousse. Saleté de tabac !

Il n'y avait pas que ses yeux ! Aussitôt que je pensais avoir réussi à cerner la personnalité de Lucie, voilà qu'elle me déroutait en suggérant une nouvelle piste. Trompeuse ou non mais très souvent involontairement. Peut-être que je cherchais un peu trop loin. En attendant, quelle facette était la bonne ? Un vrai jeu des miroirs !

Si Kensei ne s'en amusait pas, il devait en perdre la boule ! De mon côté, je me donnais du courage : qu'y avait-il de plus excitant que de partir à la conquête d'une personne inaccessible ?

***

[Narration : Lucie]

Il était temps de rédiger un rapport à l'Agence. Par où commencer, là était toute la question.

« La région du Kansai est réputée populaire pour certaines de ses particularités, notamment son dialecte, le Kansai-ben. Loin de l'accent que je m'évertuais à apprendre lors de mes cours de Japonais en France, la mélodie du Kansai-ben est très marquée et chantante. Les habitants de cette région accueillante sont plus ouverts que dans le reste du pays et hésitent moins à exprimer ouvertement ce qu'ils pensent, ce qui ne manque pas de s'entendre, de se voir et de se ressentir ».

Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant