62. Le choc du retour

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[Narration : Lucie]

Je sortis doucement du futon pour ne pas le réveiller. Pourtant, j'hésitai. J'eus envie de le sortir de ses rêves et de lui confesser que j'avais peur de lui avouer mes sentiments. Ceux enfouis au plus profond de mon être. Notre relation allait-elle survivre à trois semaines de séparation ?

Kensei pouvait se montrer doux mais refusait parfois de façon très sèche. C'étaient des choses sans importance ; cependant ces refus catégoriques dressaient des petits pics dans mon cœur ; si j'insistais, il se retrouvait bientôt tapissé d'oursins : « Non, ne bois pas dans ma bière », « Non, n'écris pas sur ma main », « Non, j'avais prévu de me rendre au garage »... « T'es sûre que tu veux prendre le taxi pour aller à l'aéroport ? ».

Mais il me suffisait de regarder son visage pour oublier. Il me semblait que jamais plus il ne me serait donné l'occasion d'être aimée d'un être aussi beau et pour qui je ressentais tant d'affection et de bienveillance.

Soudain, je revins à la réalité. Paniquée, je jetai un coup d'œil au réveil : quatorze heures ! Je devais encore repasser chez moi ! Dans la précipitation, je manquai de m'empaler le pied sur les cactus en pots. Deux mètres plus loin, je faillis glisser sur un boîtier et évitai de justesse une pile de vis. Il exagérait ! Ce n'était plus une chambre mais un champ de mines !

Je ne pouvais pas m'éclipser comme une voleuse... Prise d'une inspiration, je décollai un post-it jaune posé sur le bureau et le plaquai sur la porte coulissante de la chambre.

Dans tes yeux profonds

J'ai vu le Soleil m'accueillir

Tant et tant que je me suis fait absorbée

Car la Lune se nourrit du Soleil.

P.S. : Ne te moque pas. C'est un haïku occidentalisé qui a mangé trop de mots. Profite-en, c'est rare.

À regret, je sortis de la pièce sur la pointe des pieds.

***

Une fois dans l'aéroport, une impulsion me commanda d'appeler Nino. Par chance, il décrocha. J'avais l'intuition que la balafre dans le dos de Kensei était une clé primordiale de son histoire. Parce que Kensei avait une histoire, c'était certain. Il était d'ailleurs déterminé à me la cacher.

Bien-entendu, Nino répéta la même version des faits : Kensei et Takeo s'étaient violemment battus, deux ans auparavant et ce dernier l'avait accidentellement blessé.

« J'ai l'impression que tu me livres la version de Takeo. La version officielle.

— C'est difficile de se mettre à la place des autres, éluda Nino de sa voix métallique.

— Rien n'empêche d'essayer.

Il y eut un soupir au bout du téléphone.

— Tu te ferais du mal.

— Avec une plaie pareille, c'est plutôt Kensei qui a dû avoir mal.

— Justement. Tu devrais pouvoir comprendre que c'est une souffrance personnelle, intime. Tu n'as pas le droit de la pénétrer pour la dépecer, essayer de tout remettre en ordre et repartir comme si tu n'étais pas intervenue.

— Mais dans l'idée ?

— Sa vie, c'est son territoire. Pas le tien.

— Nino !

— Si on n'a rien à cacher, c'est qu'on n'a pas de vie intéressante ».

Il raccrocha.

***

Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant