33. Chantecler

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J'avais laissé mes émotions prendre le dessus et ressentais à présent une sourde angoisse. Qu'allait-il me dire ?

Dans le couloir du troisième étage traversé de courants d'air, j'entendis claquer sur le sol les Dr. Martens de Minoru. Il me rattrapa, le regard en feu.

« Hé, Clé-à-molette ! N'y va pas ! Il n'est pas encore en état !

— Même s'il est furieux, je ne dois pas attendre pour...

— Il n'est pas énervé, il est blessé. Y'a une différence.

— Entre le fait qu'il ait cassé un pied d'une table et non celui d'une chaise ? rétorquai-je, amère.

Minoru me répondit par un sourire tordu. Je m'arrêtai et lui fis face. Autour de nous, je perçus des chuchotements disparates : « Nan, elle n'a pas fait ça ... Si... Il va la... Il 'ferait pas ça à sa copine... Tu crois ?... On ne sait jamais avec lui... ».

— Ce qui vient de se passer doit davantage te nuire qu'à moi. Pourquoi m'avoir quand même défendue ?

Il cligna des yeux dans le vide, l'air désabusé et soupira.

— Tu te trompes. Tout au contraire, c'est toi que ça dessert. Mais t'as raison, mieux vaut s'expliquer maintenant. Bon courage. A plus... ».

En quelques foulées, Minoru disparut à l'autre bout du couloir. Nerveuse, je pénétrai dans la 3-A. La classe de Kensei.

Je hochai la tête en le voyant. Kensei était assis sur une chaise, ses bras croisés contre son torse puissant et une jambe repliée sur un genou. Il donnait l'impression de se fiche que je sois venue le voir et était intimidant dans son uniforme noir. Ses épaules restaient rentrées, formant une sorte de carapace. La pièce était sombre, l'ameublement sobre. Sur le tableau, étaient encore apparentes des formules mathématiques à demi-effacées. Des morceaux de craies étaient éparpillés par terre et tâchaient le linoléum d'un autre âge.

Il demeura un moment sans rien dire. Je restais debout devant lui, interdite, fixant les casiers verticaux alignés au fond de la classe

Les paupières à moitié closes, il s'exprima à voix basse mais audible, laissant filtrer un regard impitoyable qui signifiait qu'il ne se manifestait pas en vain.

« De quoi tu viens te plaindre ?

Des mots simples mais agissant comme un vent glacé dans la pièce.

— Tu me poses la question mais tu n'as pas envie d'en connaître la réponse...

— Donc tu ne répondras pas ».

Il n'avait pas parlé plus fort mais son ton s'était durci. Tout en continuant de me jauger, il modifia imperceptiblement sa position sur sa chaise. J'examinai le sol aux couleurs défraîchies. Il détourna la tête, chercha quelque chose dans sa poche, en sortit une Marlboro. Il ne l'alluma pas, se contentant de la faire tourner entre ses doigts. Je repris la parole, d'une voix un peu chancelante, comme mes jambes.

— J'en ai assez que tu méprises et que tu humilies Minoru. Il s'occupe de moi depuis que je suis arrivée.

Je voulais rétablir ce que Kensei refusait d'entendre : que si Minoru ne m'avait pas prise sous son aile, jamais une conversation entre nous n'aurait dépassé le stade des rappels de retards. J'ajoutai qu'il devrait éviter d'être incisif avec l'Opossum, dans la mesure où quelque chose le tracassait.

— C'est vraiment ce que tu penses ? » dit-il au bout d'un moment, les lèvres fermement serrées.

J'opinai. Il y avait dans le regard de Kensei une clairvoyance intransigeante qui me mettait mal à l'aise.

Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant