4. Les réactions contraires

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[Narrateur : Lucie]

Être ami ne signifie pas être lié à un strict devoir d'honnêteté. Après tout, nous restons humains et l'humain se préserve souvent par le mensonge. Le problème du mensonge, c'est qu'il vous fait vivre oisif pour un temps, avant de vous faire payer très cher le prix de votre lâcheté. A la sortie de la bibliothèque universitaire, je racontais tout à mes amis. Du début à la fin. De A à Z. Je leur fis part de tous les évènements qui m'étouffaient. Ils furent estomaqués d'apprendre que j'avais noué une relation avec Kensei... Je m'attendais à ce qu'ils se préoccupent davantage de l'arrestation d'un étudiant pour trafic de drogue.

« Tu nous l'as caché ! Pourtant je croyais que tu nous faisais confiance ! explosa Sven.

Il était offusqué, révolté, chagriné, blessé. On se serait cru dans les coulisses des courriers du cœur ! Afin d'éviter d'atténuer ce tollé, j'attirai Sven et Leandro vers les murs extérieurs de l'université.

« Je n'en reviens pas, accentua Leandro.

— Essayez de comprendre.

— On ne te suit pas, répliqua le métis Danois.

J'essayai de tempérer la situation : il avait été plus simple de les tenir à l'écart des humeurs nintaïennes.

— Attends ! Tu te souviens quand tu l'as rencontré pour la première fois dans ton secrétariat ? tempêta Sven. Tu étais à deux doigts de péter les plombs ! Morte de trouille ! Blanche comme la peinture des amphis, tu m'as dit ! Ensuite ce type t'a snobée et maintenant tu...

Leandro le coupa.

— Si ça se trouve, ils te font chanter pour dire à ton entourage ce qu'il veut entendre ! Je n'ai pas de preuve, bien-sûr. Ce n'est pas qu'une présomption, c'est...

A mon tour, je l'interrompis.

— Tu es parano ou quoi ? 

— Ils te rackettent ?

Je n'eus pas le temps de répondre, Sven était déjà reparti à l'assaut :

— Tu disais que ces types étaient des beaufs et des truands ! Tu as changé d'avis ?

Je fis volte-face, médusée qu'ils me houspillent alors que j'avais fait un bel effort.

— Oh, hé ! Je n'ai jamais dit ça !

— Alors dis-nous que ce n'est qu'un moment de faiblesse, supplia Sven. Tu as besoin de quoi ? D'adrénaline ? D'attention ?

— La tolérance vole bas par ici !

— On ne veut que ton bien ! Tu es seule et nouvelle dans ce pays...

— Temps mort ! Drapeau blanc ! Vous vouliez absolument savoir ce qui me préoccupait, pourquoi j'étais fatiguée, pourquoi j'avais des sueurs froides à longueur de journée. Si je vous dévoile ces secrets, c'est parce que vous êtes mes amis. Kensei me plaît. Je n'ai pas besoin de me justifier.

Sven et Leandro prirent enfin en compte mon extrême nervosité. Le premier se passa une main sur le visage en la ramenant vers ses cheveux. Il les avait coupés, je ne l'avais même pas remarqué.

— Vraiment... Non, ne fais pas cette tête-là. On a peut-être poussé le bouchon un peu loin mais ce n'était pas volontaire. Désolé, c'est juste que tout a changé si vite.

— C'est quand-même dur à avaler, le soutint Leandro en échangeant un regard avec lui. Allez, bella, souris. Non pas comme ça, un vrai sourire. Voilà, c'est mieux ».

Je leur souris de ma hauteur, sans pouvoir m'habituer à leurs grandes tailles. Pas plus que je m'habituais aux câbles électriques striant le paysage urbain, la pédophilie de masse, le sexisme, le matraquage social, la scolarité abrutissante, la pression hiérarchique, la prostitution, la radioactivité, les logements en carton sans chauffage central, les trains bondés, l'impossibilité d'exprimer un refus catégorique, les espaces petits et bondés, le prix exorbitant des forfaits téléphoniques, l'absence de poubelles dans les rues et de centre d'esthétique... Sans parler des frais bancaires pour tout et n'importe quoi. Et que dire de ces claquettes à enfiler pour entrer dans les toilettes à la turque des établissements publiques que des centaines de personnes avaient déjà du enfiler avant moi ?

« Lucie ? Ça va ? On ne t'a pas trop assommée ?

— Les gars... Rien ne change.

— Bah ! De toute façon tu ne nous ôteras pas l'idée que Nintaï est un établissement de détraqués ! déclara Sven en croisant les bras sur sa poitrine.

— Ce n'était pas dans mon intention, assurai-je. Ils ont tous un grain ».

Vrrrooooom. Une moto surgit, klaxonna et dérapa sur ses pneus qui crissèrent en laissant une trace sur le macadam en face de l'université. Le conducteur de la Suzuki, plaça la béquille en laissant le moteur tourner et retira son casque.

Les mèches blondes décolorées de Kensei lui tombèrent devant les yeux. Il me fit signe et tapota la place derrière lui avec impatience.

« Tu connais ce type ? m'interrogea Sven en grinçant des dents, l'œil mauvais.

— C'est lui ».

Les têtes de mes amis firent l'aller-retour entre Kensei et moi. Leandro eut une mimique polie. Sven, lui, grimaça allégrement. Finalement, Leandro nous salua et partit de son côté. 

Sven et Kensei s'affrontèrent d'un regard à glacer le sang.

Je me sentis de trop dans ce nouvel affrontement. De toute évidence, cette rencontre n'aurait pas dû se produire. Pourquoi Sven réagissait-il de la sorte ? Kensei n'était certes pas le genre à porter des costards et j'admettais que Sven soit tape à l'œil mais ce n'est pas comme si le motard avait sorti un couteau ! 

Kensei se tourna vers moi avec insistance. Je m'exécutai, un peu à contrecœur, redoutant l'incident diplomatique. Sans un mot, il enfonça d'autorité un casque sur ma tête. Lorsqu'il redémarra le moteur, j'eus l'impression que le sol tremblait. Les mains cramponnées aux vitesses, Kensei mit brusquement les gaz.

***

Devant ma résidence, la Suzuki patientait dans un léger vrombissement de moteur.

« Sven et toi avez eu la même réaction ! C'était quoi, ce numéro ? grondai-je.

— Un numéro ? Tu le prends comme ça ? Qu'est-ce que j'ai fait de mal, hein ?

Le front plissé et le nez renfrogné, Kensei fit sauter la béquille d'un coup de ranger, s'apprêtant à visser de nouveau son casque sur le crâne. Dans son regard en amande, je pus lire un mélange de peine et de colère.

— Je pensais que ça t'aurait fait plaisir que je vienne te chercher après tes révisions ! J'ai tourné pendant une demi-heure dans le quartier... J'te fais honte ou quoi ?

Normalement, j'aurai dû, selon la coutume japonaise, revêtir ma casquette de médiatrice, être légère, délicate et lui faire comprendre par tous les moyens possibles et inimaginables que la réponse était... Non.

— Non ! dis-je sèchement. Tu ne me fais pas honte mais ta façon de faire était déplacée ».

Dans ce genre d'incident, j'étais très émotive. Trop exigeante aussi. Tout ne pouvait pas toujours se dérouler comme au pays de Hello Kitty. Kensei était sincère, il avait bien agi selon lui. J'étais désolée de cette situation. Je revins vers Kensei, perché sur sa Suzuki, doucement, lentement, comme on approche un animal farouche. Son regard avait le don de me déstabiliser, de me culpabiliser et de me blesser. Je lui murmurai un panel d'excuses improvisées au creux de l'oreille, la tête basse.


Merci de votre lecture ! ~*

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Octopus - Tome 2 : La Pieuvre a huit brasOù les histoires vivent. Découvrez maintenant