Partie 2 - Chapitre 18

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J'avais un mal de crâne horrible quand on m'avait conduit à l'hémicycle, pour l'exécution, le même endroit où mes anciens camarades ont été tués, lâchement, devant mes yeux, pieds et poings liés. Je ne savais pas si c'était à cause de ce souvenir, du soleil de plomb, plus brûlant encore que les autres jours, ou de toutes les questions qui tournaient dans ma tête sans discontinuer. Je n'étais pas sujette aux migraines d'ordinaire, mais à ce moment-là, je sentais mes tempes battre au même rythme que mon cœur, et la moindre saute de décibel me paraissait comme une explosion.

J'étais assise, aux premiers rangs, juste en face du public et de l'estrade où l'on allait amener la traîtresse, comme elles l'appelaient. Et j'essayais, tant bien que mal, de me souvenir de son visage, je l'avais vu quelques fois pourtant, lors des échanges de nos lettres, mais rien ne me venait.

– Surtout, me chuchota Asenath à l'oreille, gardez votre calme.

J'hochai la tête doucement, tout en massant mes tempes. Asenath était à ma gauche, très-calme, les jambes croisées, une main sur son cou, se caressant lentement de gauche à droite ; elle souriait au public, de ce ravissement de grande bourgeoise fortunée, et son indifférence totale à l'approche de la mort de son acolyte me glaçait quelque peu le sang. Soit elle feignait à merveille son impassibilité, soit elle n'avait aucune attache à ses proches et aucun scrupule à les jeter, comme ça, en pâture. Son détachement était tel qu'elle semblait même ravie d'assister à cette exécution.

Les rangs se remplirent alors petit à petit, beaucoup plus de monde venait assister à cette événement, à croire qu'il était plus divertissant de voir une traîtresse se faire exécuter qu'une poignée d'étrangers. Quand d'un coup, alors que l'hémicycle était noir de monde et grouillante de rumeurs, le silence tomba et les spectateurs se levèrent.

– La reine arrive, m'indiqua Asenath en se levant et en me prenant par le bras dans son élan. Tâchez de bien vous tenir, on vous regarde, vous aussi.

Et c'était vrai, une bonne partie des yeux étaient rivés sur la reine, qui s'avançait et qui descendait les marches vers nous. Elle s'installa à ma droite sans même me regarder, et ça malgré mes yeux qui la dévoraient ; et tout le musc de son parfum m'avait embaumée entièrement, m'enivrait plus que de raison, balayant mon mal de crâne comme l'on souffle une poussière insignifiante.

J'étais de nouveau légère et insouciante, et avais un sourire candide à mes lèvres ; je ne pouvais m'empêcher de la regarder, du coin de l'œil du moins. Et sans que je m'y attende, elle m'avait prise la main et la posa sur sa cuisse. Mon cœur s'emballa très-vite et deux petites flammes, timides et discrètes, me colorièrent les joues d'un rose pâle. J'avais un plus grand sourire alors.

Et la reine leva sa main droite, et sans prononcer un mot, les murmures de nouveau grandissant de la foule se turent instantanément. Les deux gardes qui l'accompagnaient amenèrent ensuite la traîtresse sur l'estrade. Elle était simplement vêtue d'une toile blanche, noircie de poussière, de crasse, et de sang brunâtre séché de la veille.

La tête baissée, le dos cassé, elle s'avançait, toute petite entre ses deux armoires de cuivre et d'or ; et le pas claudiquant, elle traînait avec une peine certaine les lourdes chaînes qui reliaient ses membres. Elle finit, une fois arrivée au milieu, une fois son ultime voyage achevé, par s'effondrer de fatigue, sur ses deux genoux écorchés ; des huées s'élevèrent alors dans un roulement de voix, du fond de l'hémicycle jusqu'à nous.

La reine leva de nouveau sa main droite :

– Je comprends votre colère, commença-t-elle d'une voix sèche, mais non moins calme. C'est pourquoi, aujourd'hui et ici, je vous offre l'une des têtes pensantes qui a mené contre moi, contre notre royaume, cette vilenie, cette attaque cruelle envers notre liberté.

Elle se leva, très-lentement, me lâcha la main, et dans son éminence de grande reine inégalable, les mains croisées, juste en dessous de son ventre, elle continua d'une voix qui portait loin et fort :

– Ô peuple de Valderague, j'ai décidé aujourd'hui de mener moi-même cette guerre qu'ils nous ont déclaré, car rien ni personne, dans ce monde, ne portera atteinte à l'intégrité de notre si beau peuple, de ce qu'on a construit, ensemble, jusqu'ici ; parce qu'ils jalousent notre richesse, notre grandeur, nos droits et nos libertés, parce qu'ils sont le mal incarné, nous les éradiquerons jusqu'aux derniers ; et tant que la vermine survivra, jamais je ne lâcherais la lance de la justice. Et s'il le faut, je les tuerai moi-même, de mes propres mains.

L'une des gardes, sous l'acclamation unanime de toute la foule pour la reine, releva la traîtresse par les cheveux. J'aperçus, à travers les quelques mèches qui cachaient encore son visage, toute la douleur et la souffrance crier dans les rides qui contorsionnaient sa peau ; quelques plaies même, toute fraîches encore, venaient de s'ouvrir, de déverser le peu de sang qu'il lui restait. Et pendant une fraction de seconde, le temps d'un battement de cils, je me voyais à sa place, dépassée par les événements, seule perdante de ce jeu que je ne contrôlais pas ; mais un petit coup de coude d'Asenath m'avait remis les idées en place. Elle me regarda, les sourcils quelque peu froncés, et entre ses lèvres, dans un murmure imperceptible :

– Gardez... votre... calme...

Et je me tournais de nouveau vers cette pauvre fille ; même dans la douleur, même au bord de la mort, elle gardait au fond de ses yeux cette colère et cette dévotion à sa cause, et défia même la reine du regard, lui souriant pleinement, comme ultime moquerie, parce qu'elle savait qu'elle avait gagné, qu'elles n'avaient rien retiré d'elle, malgré la torture qu'elle avait subit ; elle emportait avec elle tous les secrets que la reine n'aura jamais ; puis elle chuchota une phrase, une phrase que personne ne put entendre, et que j'eus seulement lut sur ses lèvres : « car la lune m'y a guidée »

La reine tendit alors sa main vers l'autre garde, et cette dernière lui jeta sa lance, qu'elle reçut sans sourciller, dans un claquement sec. Et tandis que l'autre tenait encore la traîtresse à bout de bras, toujours par les cheveux, la levant pour qu'elle tienne à peine sur la pointe des pieds, la reine observa minutieusement sa nouvelle arme, colla son front contre la hampe, murmura dans son langage quelques mots, puis de déposer un baiser dessus.

La traîtresse commença alors à rire ; à rire à gorge déployée, crachant par moments des gouttelettes de sang. C'en était assez pour la reine, qui arborait un visage sombre, meurtrier, où plus aucune vie n'émanait, c'était comme la revoir sous cette pluie de sang, lors de l'attaque. Et dans un mouvement ample, sans un bruit, elle avait lancé l'arme à toute vitesse, sifflant à peine à travers le vent.

Un craquement, puis un bruit sourd, et c'était fini.

La tête détachée du reste de son corps, déversant dans un flot continu tout le sang qu'elle avait, la traîtresse garda sa joie au visage ; mais la foule, satisfaite de cette exécution, ne voyait rien d'autre que la victoire de la reine, bien que la vérité était toute autre.

Une envie de vomir m'avait saisi, et l'œil me tournait. Je chancelai sur mes pieds, et pourtant, j'étais assise.

On m'avait emmené hors de l'hémicycle, je ne savais plus comment ; j'étais en pilotage automatique. Je revoyais en boucle, dans ma tête, cette lame qui lui tranchait parfaitement la gorge, ce corps sans vie qui tombait comme un tas de linges mouillés. On me parlait, mais je n'entendais pas :

– ... et le rituel se déroulera à ce moment-là, quand la reine aura choisi un géniteur.

C'était la régisseuse, et nous étions dans un couloir du château, près de son bureau, il me semblait. Elle me regarda, posa sa main sur mon épaule, et d'un ton maternel :

– Vous allez bien Andréa ?

– Oui, murmurai-je, revenant petit à petit à la réalité.

– Vous m'avez écoutée ?

– Désolée, pas du tout, avouai-je, j'étais complètement ailleurs...

Elle souffla avec un petit sourire en coin, puis ouvrit sa porte et d'une voix équivoque, languissante même :

– Suivez-moi, nous serons mieux à l'intérieur, et puis... j'ai de quoi vous détendre...

Et tout en ouvrant sa porte :

– Sachez que la reine tenait à vous dire qu'elle a très hâte, vraiment très hâte, de vous avoir avec elle, lors du rituel de l'héritière...

Royal lagoon (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant