Sa silhouette se découpait très distinctement dans le puits de lumière que formait cette colonne descendante. Elle était grande, toute vêtue de noire, et dans sa splendeur de femme que la beauté jalouse, elle avait, dans sa démarche, dans ses mouvements, lents et hypnotiques, cette froideur marmoréenne, cette souplesse de serpent, ce regard de chasseresse, de prédatrice. Ses yeux fins et bridés ne regardaient que moi ; moi et simplement moi. Mais il était certain qu'elle nous voyait tous, malgré la pénombre. Et pendant que ses pas résonnaient dans cette cage d'escalier, mon cœur, bizarrement, battait au même rythme ; comme si, inconsciemment, j'avais accepté la mort.
Tout allait finir là, maintenant. Alors, je ne pensais plus qu'à une chose, que ça se fasse sans douleur et rapidement. J'étais calme et à la fois soulagée.
Hazel s'avança d'un pas vif, et se mit devant nous ; la Régisseuse, surprise pendant une fraction de seconde, s'arrêta. C'était un duel de regard dans ce silence pesant. Toutes deux maintenant avaient une lame à la main. Hazel, fermement sur ses appuis, attendait que son adversaire, toujours aussi droite, fasse la première attaque. J'étais à la fois rassurée et triste ; rassurée par cette volonté de nous protéger, mais triste parce qu'aussi vaillante qu'elle était, Hazel, face à cette figure froide et meurtrière, n'avait probablement aucune chance.
– Ouvrez cette porte, nous ordonna Hazel. Ouvrez cette porte, et courrez le plus vite que vous pouvez. Je vais la retenir, je vous rejoindrai après.
– Qu'elle est mignonne, siffla la Régisseuse dans un demi-rire hautain.
– Non... Hazel... murmurai-je.
Ruth n'hésita pas un seul instant et commença à pousser la grande porte dans notre dos. J'entendais son lourd souffle, et sa peine à effectuer la tâche. Et moi, incertaine encore, figée devant ces deux dames à l'allure fière, guerrière, assassine, je reculai, essayai de rejoindre mon camarade d'infortune sans jamais les lâcher du regard ; parce qu'au moment même où je le ferais, je savais qu'elles se jetteraient l'une sur l'autre, sans scrupule, sans merci.
– Aide-moi, Andrea! grommela Ruth, les dents serrées.
Je me retournai, et comme je le craignais, une fois dos à elles, j'eus entendu ce bruit caractéristique que font les lames quand elles se confrontent. Et plus que jamais ce son cristallin m'eut glacé le sang. Chaque coup sonnait comme la fin, et c'était par le prisme de l'ouïe que je suivais le combat. Des râles, des coups, des souffles, des sifflements, des chocs brefs et métalliques ; puis vint le premier cri de douleur, alors que cette porte de malheur ne semblait pas vouloir s'ouvrir.
J'avais abandonné Ruth, l'espace d'un instant, me retournant pour voir qui était la première touchée, et tout en espérant que ce ne fût pas Hazel, cette dernière se tenait le bras droit de sa main gauche ; il dégoulinait de ce dernier, une grande coulée de sang, et tout son bras avait cette couleur vive de la vie. Elle était essoufflée, mais résolue de retenir la Régisseuse ; elle, elle n'avait rien, même pas une égratignure, même pas une respiration rapide, ni une mèche rebelle.
– Andréa, concentre toi ! me cria Ruth de sa voix rauque.
J'étais de nouveau retournée vers lui, en pilotage automatique, notre salut était de passer cette porte. Alors, comme il me l'avait demandé, je me concentrai. Après avoir poussé de toutes nos forces, la porte avait enfin bougé. Dans son grondement lourd et rouillé, elle se mouvait péniblement sous nos mains, soulevant la poussière ambiante dans cette atmosphère humide et froide. Mais le tintement des fers que croisait Hazel et la Régisseuse ne cessait pas, ne voulait même pas diminuer. Mon cœur, déjà à bout et fatigué par l'ouverture de la porte, se déchirait à chaque cri que j'entendais ; et une fois l'embrasure assez grande, Ruth, sans ménagement aucun, m'y poussa avant d'y passer lui aussi à son tour. Je m'étais réceptionnée sur le sol, les deux bras en avant. Une fois la porte délogée des ses fondations, Ruth put, sans trop grande difficulté, la refermer derrière nous, sans mon aide.
Au moment où ce dernier avait fini de clore cette seule protection qui nous séparait du combat qui faisait toujours rage, un bruit sourd résonna de l'autre côté ; et peut-être un cri qui s'était tu. Je ne savais pas si c'était Hazel ou la Régisseur qui s'était jetée sur elle, mais les larmes me montèrent aux yeux, je n'avais qu'une envie, retourner de l'autre côté, porter un soutien à Hazel ; une peur obscure m'avait envahie, celle de la perdre, et prise de spasme et de sanglot, j'avais rampé en direction de la porte, tout me semblait terminé, que c'était la dernière fois que je la voyais ; c'était ce genre de pressentiment que l'on ne veut pas avoir, mais qui, fatalement, chez les pessimistes et les personnes qui ont perdu tout espoir, vous prend aux tripes, qui vous les tord, et qui, par cette force inarrêtable, vous entraîne dans une folie absolue.
J'aurais voulu crier, mais je ne pouvais pas. Ruth m'avait soulevée, me mit sur ses épaules, et avait continué de marcher, de trottiner je-ne-savais-où ; et moi, la main vainement tendue vers cette porte qui disparaissait dans l'obscurité ambiante, suppliant Ruth, le monde et l'univers, de me laisser là, de me rendre Hazel, ne pouvait rien faire ; rien faire à part subir, subir et encaisser. Je savais que Ruth me parlait, je savais qu'il me rassurait, mais je n'entendais de ses phrases que des bribes de mots, de syllabes. Alors, peu à peu, secouée doucement par sa marche rapide, je m'étais comme évanouie, mais en pleine conscience de mon environnement.
Nous arrivâmes dans une grande salle circulaire au plafond voûté, il n'y faisait pas froid, mais noir, et une phosphorescence bleutée, presque verte, y régnait ; il y flottait alors une atmosphère étrange, mystique, à la limite de l'occulte ; des murmures qui se confondaient avec le bruit blanc d'une eau résonnaient contre les parois humides de la pièce. Ruth m'avait posée contre l'une des grands piliers qui parcourait tout le pourtour de la pièce :
– Ça va aller ? me demanda-t-il avec le souffle court et la voix plus rauque que d'habitude.
Je lui répondis oui de la tête ; et sans doute, il n'avait pas vu qu'on n'était pas seul ici, parce que derrière son dos, pareille à une grande silhouette qui s'élevait des ténèbres, un homme – j'aurais dit – l'avait doucement saisit à l'épaule. Ruth n'avait pas sursauté, trop surpris sans doute, mais son visage se décomposa sous mes yeux, et dans les siens avait vacillait, de loin en loin, la flamme d'une peur sans nom...
– Que faites-vous ici ? nous interrogea-t-il d'un ton neutre et sans émotion, mais d'une fermeté certaine.
Il était de ceux qui, par leur flegme et leur force tranquille, vous terrorisaient au plus haut point. Il avait dans ses yeux un air qui m'était familier, un air qui me faisait dresser les poils du dos ; mais aussi, et sans que ça détonne avec son regard d'assassin discret, il avait une beauté ineffable dans les lignes de son visage, de son nez, de sa mâchoire, de sa chevelure de jais. Ces yeux fins, mesquins, prédateurs et sans pitié, je les connaissais.
Je les connaissais. Ils étaient, il y a quelques minutes même, de l'autre côté d'une porte qui m'avait séparée d'Hazel.
Et c'était comme une malédiction, un jeu fourbe du destin. Le destin me rappelait que jamais, ô grand jamais, je ne serais plus en sécurité.
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Royal lagoon (GxG)
FantasyÀ l'annonce de la découverte d'un nouveau trou bleu, un groupe de jeunes explorateurs se rendent dans le triangle des Bermudes pour tenter de percer son mystère. Chacun a ses raisons d'y aller : la soif de gloire, de richesse ou de reconnaissance...