Nous étions restés dans ce fiacre durant de longues minutes ; de longues minutes à attendre, réfléchir et regarder. Ruth avait les mains croisées, les yeux clos et la respiration forte ; la bouche demi-ouverte, il s'y échappait quelques fois, des brides de mots et de phrases incompréhensibles. Il rêvait sans doute. Le roulement mécanique des roues sur les pavés ronronnait doucement, tel un bruit de fond, qui de sa continuité diffuse et incessante, s'était évanouie peu à peu à nos oreilles, revenant de temps en temps par à-coups – aléatoire et brusque – dû à l'irrégularité de la route.
Le paysage qui se découpait à ma fenêtre, défilant à une vitesse soutenue pour que je ne pusse pas m'attarder sur les détails, révélait d'une beauté certaine, d'un pays que je n'avais jamais vu encore, ni dans les livres, ni en photo. Au loin, perdu sur l'horizon, une chaîne massive de roches pointues saupoudrée de taches blanches, qui en descendant se confondait au vert des arbres. Et quelques lignes bleutées, courbées, zigzagantes, où se reflétait en des scintillements chatouillant le soleil, tranchaient ce tableau, çà et là, par sa touche de couleur neutre. Ces cours d'eau venaient sublimer cette vue pittoresque.
Et bientôt, la dimension naturelle du panorama, absente de toute trace d'activité humaine, se transformait, peu à peu, en des compositions de maisonnettes, champs d'agricultures, moulins, routes et élevages ; très vite, les premières personnes apparaissaient, tel des minuscules pointes blanches au milieu de cette ruralité évidente. Je me relevai quelque peu, pour la première fois de mon siège, et m'approchant de la fenêtre pour mieux regarder, je vis que toutes les routes, chemins, voies, se dirigeaient dans le même sens que notre marche. Alors je me décidais, prise d'une curiosité enfantine, d'ouvrir la fenêtre qui se trouvait à ma gauche.
– Qu'est-ce que- récria Ruth qui, une fois encore, s'était soustrait des bras de Morphée brusquement. On est arrivé ? C'est ça ? Combien de temps j'ai dormi ?
L'ouverture de ma fenêtre avait rompu son sommeil et encore à demi-endormi, il frotta de ses grosses mains ses yeux ; dans un bâillement sonore et long – à s'en déboîter la mâchoire – il me dit :
– Je n'ai jamais aussi bien dormi ! Je savais que la voiture ça m'endormait, mais alors, ce machin-là, c'est bien pire !
– Non, on est pas arrivé encore, enfin, je ne crois pas.
Je me penchai à peine par la fenêtre, que déjà une brise légère, tiède et inattendue me décoiffa quelque peu. Je dus même fermer les yeux. Et après plusieurs battements de cils, et bataille contre mes mèches rebelles, je ne pus voir où l'on se dirigeait, car un autre véhicule, venant en sens contraire du nôtre, arrivaient à pleine vitesse ; prise d'une peur instinctive, je m'étais poussée vivement de mes mains pour revenir à l'intérieur, même s'il était évident que cet autre fiacre ne pouvait me toucher. J'avais alors atterri aux pieds de Ruth, encore enlisé dans une somnolence lourde.
– Ça va ? me demanda-t-il.
J'acquiesçai d'un hochement de tête vif et me relevai aussitôt. Alors, d'une prudence nouvelle, craintive, je m'aventurai une fois encore par la fenêtre, et cette fois-ci, à demi-dehors, mon souffle se coupa. J'aperçus, loin devant nous, un bloc blanc où tapait de sa toute-puissance les rayons de soleil ; et peu à peu, une fois que ma rétine se remit de cette vive image, mes yeux purent doucement apercevoir et saisir les premiers détails. Se traçaient les contours courbés et singuliers, tout autour de cette entité massif, des dômes, tours, pointes, toitures et muraille qui la composait.
Bientôt, je vis des myriades de minuscules carrées noirs, s'espacer de manière égale et régulière le long de la muraille. Et par-delà de cette dernière, d'une façon moins procédurale, ces mêmes carrés, ces petites fenêtres obscures, se posaient, çà et là, sur un enchevêtrement de bâtiments, de maisons, d'habitations qui, en montant se rejoignaient à la base d'une même tour, haute, puissante et imposante. Telle une montagne parsemée de blocs taillés de marbre, ce royaume se dressait fièrement au centre de cette pleine immense, infinie, verdoyante. Enfin, virevoltaient aux vents, aux sommets des pointes, de longs drapeaux rouges.
Mais ce qui m'avait le plus impressionné, ce qui avait fini de cristalliser dans ma mémoire cette vision d'une beauté ineffable, fut les deux statues de part et d'autre des portes de la muraille. Deux immenses statues représentant fièrement deux femmes, et s'élevant à une hauteur telle, que je n'arrivais pas à la mesurer.
Celle de gauche était à demi-vêtue d'un drap voluptueux et aérien ; il parcourait son corps et laissait à l'imagination le plaisir de combler ce qui était caché. Elle portait dans sa main gauche une couronne de laurier et de sa main droite pointait le ciel. Celle de droite était en armure. La même que celle d'Hazel. Elle portait à sa gauche, son casque et de sa main droite, elle tenait une longue lance à la pointe dorée.
– Oh la vache ! cria Ruth, qui passa à son tour, sa tête par ma fenêtre. Mais où est-ce qu'on est ?! C'est quoi ce château, c'est... c'est immense !
– C'est très beau surtout, soufflai-je.
– Mais dans quel pays on est, ma parole ? C'est pas possible, je reconnais pas l'architecture.
– Ruth, tu crois vraiment qu'on est encore sur Terre ?
– Bah, tu veux qu'on soit où ?
– Je ne sais pas Ruth, je ne sais pas...
– Hé devant ! s'écria le rustre personnage d'une voix assurée, curieuse et excitée, tout en tapant sur la porte du fiacre. Hé, mademoiselle ou... madame Asenath, je ne sais pas... Vous m'entendez ?
Et l'élégante femme se tourna, tout en se penchant légèrement pour nous voir. De son visage fermé, aux discrets traits d'amusement, qui imperceptiblement, étiraient ses lèvres et les coins externes de ses yeux, elle leva son menton en guise de réponse à l'interjection du pêcheur. Elle était de celles qui portaient un visage de dédain, emplie d'orgueil, de snobisme et d'indifférence, mais qui de son air d'ange, de femme trop sage et trop parfaite, avait une grâce singulière, sans égale. Toute sa physionomie faisait son caractère et à sa vue, tout l'enthousiasme de Ruth trésailla quelque peu. Alors d'une voix plus lente, mal assurée, il continua, après une petite pause :
– Où est-ce qu'on se trouve ?
– Où est-ce qu'on se trouve ? répéta-t-elle faussement étonnée avec une voix chantante et malicieuse.
Et ses lèvres se pincèrent en un sourire serré ; un sourire qui avait du mal à voiler sa fierté. Asenath reprit alors, d'une voix claire :
– Valderague, la grande et l'unique, la sublime et la rebelle, l'or et la chair. La capitale du royaume de sa majesté. Ici, tout est possible et tous vos rêves, même les plus sombres, les plus cupides et les moins avouables peuvent être réalisés. À celui qui sait se rendre malin, la réussite lui tombera dessus. Mais gardez en tête qu'ici tout à un prix ; et si gravir l'échelle de la société, pour ceux à la fourberie agile, s'avérait être facile, la chute, elle, est d'autant plus rapide, brutale et sans merci.
Ses derniers mots avaient résonné en moi en une vibration bien étrange, entre le désir et la peur, le doute et la joie. Le sourire d'Asenath, froid et calculé, n'avait pas quitté un seul instant son visage durant toute sa phrase. Et de son indifférence habituelle, elle eut prononcé son discours d'une aisance théâtrale à tel point que, malgré la beauté du paysage, les caresses chaudes du soleil, et le balancement doux du fiacre, un vent glacé m'eut remonté l'échine en plongeant dans mon corps jusqu'au cœur de mes os.
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Royal lagoon (GxG)
FantasyÀ l'annonce de la découverte d'un nouveau trou bleu, un groupe de jeunes explorateurs se rendent dans le triangle des Bermudes pour tenter de percer son mystère. Chacun a ses raisons d'y aller : la soif de gloire, de richesse ou de reconnaissance...