Partie 1 - Chapitre 12

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Des yeux aux traits fins, bridés, élancés, perçant ; mis en valeur par un maquillage sombre et sobre. Des yeux hypnotisant, troublant et inondés par une assurance certaine. Un regard droit, un regard de femme d'autorité et de fort caractère. Ces yeux-là luisaient d'une force sourde, silencieuse, d'une intelligence de grande calculatrice et d'une fourberie de politicien. Et à peine j'eus le temps de les voir, de les contempler, que l'avertissement d'Asenath avait déjà raisonné dans ma tête en un son de cloche tonitruant, clinquant.

Je me baissai aussi vite que je le pouvais et dans ce mouvement rapide, presque instinctif, j'avais aperçu Asenath et Hazel s'incliner.

Je m'exécutai alors à mon tour, avec une vive précipitation de peureuse, d'enfant en retard, imitant tant bien que mal la position des deux femmes devant moi : un genou au sol, le dos courbé, la face baissée.

S'en suivi ensuite un silence pesant, assourdissant ; un silence qui, de sa fermeté, de sa longue durée, sonnait à mes oreilles en un bourdonnement aigu. Et la sensation de cette peur, de cette fin attendue, glissant dans l'ombre, s'approchant à une vitesse inconnue se ravivait en moi. De toute sa froideur mortuaire et de sa surprise macabre, dérangeante, elle me prenait aux tripes.

– Oh excusez moi ! balbutia Ruth derrière nous. J'avais pas vu que, houla, il faut saluer, c'est ça ?

J'entendis ensuite le craquement des graviers, ses mouvements lourds puis son souffle d'homme fatigué. Il se plaignait de je-ne-savais-quoi dans sa barbe et semblait avoir du mal, beaucoup de mal à se mettre en place. Il avait la lourdeur et l'agilité d'un éléphant ankylosé. Et l'origine de ce moment de flottement dérangeant était en réalité le retard de Ruth, ce qui, tout de suite, me rassurait quelque peu.

Le poing d'Hazel se contracta d'un mouvement brusque et d'une force brutale. Dans cette poigne, je vis toute la frustration et la colère de la femme envers le pêcheur maladroit et tête en l'air. Je déglutis ; et à ce moment-là se produisit en moi une réaction étrange. Cette force que dégageait Hazel éveilla au creux de mon ventre, et descendant quelques centimètres en dessous, tout un tas pétillements et des léger battement d'ailes. Une envie de contrôler cette force, de jouir de cette puissance, de l'avoir sous mon emprise, de le guider selon mes envies, mon excitation, m'inonda d'une passion naissante, enivrante, entêtante.

– levez-vous, dit la femme d'une voix calme et sans émotion particulière.

Dans un bruissement de tissus, de tintement métallique et de pierre, nous nous levâmes presque en même temps. Je pus alors la voir plus aisément tout en prenant garde d'éviter son regard. Elle portait une longue cape rouge ; tout aussi longue que sa robe noire sans fioriture, à l'exception d'une dentelle discrète, semi-transparente qui, d'une élégance raffinée, coulait le long de ses cuisses, découpant le vêtement d'une couleur de chair pâle, presque rosée.

Elle portait dans ses mains un grand livre plat et remontait sur ses bras, un fin tissu sombre qui s'arrêtait à ses épaules. Et enfin, reposait sur son torse-nu, au-dessus de son décolleté plongeant, un collier doré où scintillaient çà et là des pierres d'une blancheur laiteuse.

– Je ne vous attendez pas Asenath, continua-t-elle sur le même ton.

– Grande régisseuse de l'ombre, répondit elle avec respect et d'une voix monocorde. J'apporte avec moi les nouveaux troubadours de la reine. Vous n'êtes pas sans savoir qu'elle a gracié son dernier il y a des mois.

– Je sais, rétorqua simplement ladite régisseuse tout en regardant Asenath droit dans les yeux.

La tension dans l'atmosphère augmenta d'un cran. Et entre ces deux femmes, une bataille silencieuse et tumultueuse grondait. Une bataille de pouvoir, où ne sortirait gagnante que celle qui se montrait la plus puissante, la plus tenace. Cette tension était vieille – je pouvais le sentir – et ce jeu de regard, de jugement, cette danse sans pas, ce combat sans coup, ne se jouait que par les yeux, par la force respective de leur caractère.

Et Asenath baissa la tête après un long silence, les poings crispés, avalant durement sa défaite amère. La régisseuse se dirigea ensuite, d'un pas lent et décidé, vers Hazel. La femme en armure se tint droite, plus droite qu'à son habitude, et garda un regard perdu au-dessus des têtes. Les lèvres pincées, aussi immobile qu'une statue de marbre, elle attendait un signe, un ordre ou tout autres indices qui pouvait libérer ses mouvements, mais rien n'arriva.

La régisseuse glissa ses doigts fins, aux ongles vernis d'un noir ébène, sur le visage d'Hazel. Elle prenait un malin plaisir, une joie mesquine avec un arrière-goût de méchanceté latente, à se jouer de cette pauvre femme enchaînée à son devoir, assouvie par son rang et son armure, sous la main écrasante d'une autorité toute-puissante, contre laquelle, elle ne pouvait rien faire, à part subir et attendre. Puis, après avoir effleuré ses joues, elle passa son pouce sur ses lèvres et d'une lenteur sensuelle appliqua une faible pression sur celle du bas.

Cette proximité qu'elle avait avec Hazel et cette intimité volée, violée, tâchée par son autorité et sa méchanceté m'avait emplie d'une jalousie folle et d'une rage féroce. Je ne pouvais quitter des yeux cette main qui parcourait maintenant l'armure de la femme. Et, me rendant compte de ma respiration forte, de mes mains moites, j'aperçus que la régisseuse me regardait depuis plusieurs secondes. Mes joues s'empourprèrent d'une peur soudaine et mes yeux, emplis de panique, cherchaient un point de fuite, bougeant frénétiquement dans tous les sens.

– J'apprécie votre geste Asenath, dit elle, vraiment. Mais vous pouvez disposer. Je me charge de la suite maintenant.

– Sauf votre respect madame, rétorqua-t-elle en tournant la tête. Je tiens personnellement à les présenter à la reine et par-dessus tout, ce n'est pas à quelqu'un comme vous, de votre rang, de vous occuper de ces... étrangers.

– Oui, il est vrai que j'ai une image à entretenir et pas vous...

Et la régisseuse, toujours le regard fixé sur moi, soufflait longuement, perdue dans une réflexion intense. Puis comme si elle avait pesé le pour et le contre, comme si elle avait déjà calculé tous ses intérêts à ses servir de nous, dit, d'une voix lâche et désintéressée :

– Vous avez raison, conduisez les dans les chambres du premier étage.

– Mais la rein-

– La reine est occupée actuellement, coupa-t-elle d'une voix sèche et sévère.

Elle ouvrit son grand livre et le parcourut d'un œil rapide, puis sur un ton d'indifférence en passant entre nous, elle ajouta :

– Présentez les demain après le déjeuner. Et le matin, faites moi plaisir, soyez parmi nous pour l'exécution, ça fait longtemps que l'on ne vous a pas vu à la cour Asenath.

Elle eut conclu sa phase avec un sourire discret, mais non moins glaçant ; et en passant à ma droite, elle me jeta un regard sombre, d'une noirceur infinie. Un regard qui, d'une simplicité et d'une efficacité certaine, me figea sur place ; et mes yeux, une fois de plus, se perdaient dans les siens. Mais cette fois-là, et contre tout attente, comme s'ils avaient agi de leur plein gré, ils restèrent dans les siens, les défiant ouvertement malgré cette peur immense qui me rongeait.

Royal lagoon (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant