Partie 2 - Chapitre 23

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Ruth, au moment où j'eus prononcé ma phrase, avait lâché le cou de Sigrid. Il s'était raidi, tout comme moi, de la tête au pied, comme si, d'un coup d'un seul, tout le sang contenu dans nos corps ne circulait plus ; c'était un voile blanc, pareil à une pierre tombale, froid et pesant, qui avait recouvert notre peau, paralysé chacun de nos muscles ; et seules mes dents, dans un claquement léger, tremblotaient à la vue d'Hazel. J'avais espéré, même si c'était impossible, qu'elle n'eut rien vu de cette scène, de cette tentative minable de meurtre. Appelons un chat, un chat, c'était bel et bien une tentative de meurtre...

Et Sigrid s'effondra au sol, les genoux en avant et une main portée à son cou. Elle toussait ses deux poumons par à-coups, le visage contorsionné par une douleur qui semblait ébranler tout son petit corps. La face rouge, la langue sortie tout entière presque, elle aurait craché, si elle le pouvait, du sang. Puis, quelques secondes plus tard, pareilles à une éternité, elle se releva non sans mal, raclant sa gorge par moment ; elle avait les cheveux ébouriffés, des frisottis par milliers, et des yeux injectés d'hémoglobine, comme si tous les vaisseaux sanguins avaient explosé sous la pression des lourdes mains de Ruth.

Elle nous jeta un regard circulaire, se tourna vers Hazel, puis, à travers ses dents serrées, dans un souffle rauque, elle lui dit :

– Arrête moi ces voyous ! c'est un ordre ! Tous des traîtres, ces deux-là. Il n'y en a pas un pour rattraper l'autre.

Puis, voyant qu'Hazel ne réagissait pas, en montrant son cou marqué d'une grosse trace rouge sang :

– Mais tu m'écoutes, non d'un chien ?! Tu as bien vu ce qu'il m'a fait celui-là ! Arrête-les, je te dis ! Tu réponds encore à la reine à ce que je sache !

Ma garde ne bougeait pas d'un pouce, la face vide, livide, la bouche mi-close, elle me regardait de ce regard qui ne voulait rien dire, qui n'exprimait rien et tout à la fois ; peut-être du dégoût, de la peur, de la colère, ou tout simplement l'ensemble en même temps. Je ne savais pas. Je ne savais pas et j'avais peur, une peur bleue ; peur de décevoir Hazel, peur qu'elle me déteste pour toujours, qu'elle me voit comme une criminelle, comme quelqu'un qu'il fallait arrêter à tout prix, une traite, comme le clamait haut et fort Sigrid.

Si ce n'était pas le cas, Hazel semblait plus que choquée ; et Sigrid, devant son impassibilité, commençait carrément à gueuler plus fort encore, jusqu'à s'en déchirer la gorge. Elle gesticulait ses bras tout minces dans tous les sens, et toutes ses formes bougèrent en même temps ; pareille à un polichinelle articulé par un marionnettiste furieux, elle avait des mouvements frénétiques dans ses membres, une bouche crachant postillons sur postillons, insultes sur insultes. Elle n'agissait plus avec raisonnement et clame, mais se laissa submerger par toute sa colère et sa vilenie, et en pointant Hazel d'un doigt tout-puissant :

– Alors toi aussi tu es dans leur coup ?! Tu es une traîtresse, alors ?! J'aurai dû m'en douter ! Rah, plus rien ne va dans ce royaume, dans ce foutu royaume ! Valderague tombe en miettes et vous, vous êtes tous là pour l'écraser encore plus ! tout fout le camp ! Vous n'êtes qu'une bande de malpropres, de chiens galeux !

Elle cracha au sol, puis, dans le même souffle de rage, se rapprochant encore plus d'Hazel :

– Alors on doit tout faire par soi-même maintenant, la garde royale n'est plus capable de faire son travail ! Bande d'incompétentes, toutes des salopes ! Oh, tu vas voir ce que tu vas voir, tu ne payes rien pour attendre toi non plus, toi aussi, je vais te dénoncer à la reine !

Mon cœur s'arrêta. J'avais peur de comprendre ce qu'elle voulait dire par là, et visiblement, Hazel aussi ; au même moment, elle avait, brusquement, baissé sa tête vers la minuscule Sigrid. Et son regard changeait du tout au tout. Le vide de ses yeux fut balayé d'un revers de cils, plus vite qu'une fraction de seconde ; et s'allumait, au fond de ses prunelles, une inquiétude certaine. Les sourcils doucement froncés, et la tête légèrement penchée sur le côté, Hazel avait reculé d'un demi-pas ; comme pour considérer, d'un angle plus large, cette petite boule de colère qui s'agitait sans ordre devant ses yeux.

Et Sigrid, qui semblait aveugle, ne voyant pas la sveltesse qui s'élevait devant elle, s'enflamma toujours :

– Je suis au courant pour toi, espèce de garce, espèce de traînée ! Je suis au courant de tout. Je sais ce que tu fais avec Andréa ! Ma Andréa ! Tu n'as aucun droit de faire ça ! Mais tout ça, c'est fini, c'est moi qui te le dis ! C'est fini ! Tu m'entends !?

Alors elle commença par appuyer son doigt tendu sur le torse d'Hazel :

– Aaah ! tu fais moins la maligne maintenant que je te tiens, grande perche ! Tu seras exécuté après l'autre chien !

J'avais alors, comme poussée par mes jambes, saisi le bras de Sigrid ; et dans un presque sanglot, l'implorant et sentant le grand désespoir me remplir de loin en loin :

– S'il te plaît Sigrid calme toi ! Vraiment, je t'en supplie ! Je ferais tout ce que tu voudras, mais ne dis rien à personne ! par pitié... ne dis rien...

Mais elle s'écarta violemment, me jetant presque à terre, et d'une voix enrouée, hautaine :

– Oh mais tu dois déjà faire tout ce que je veux, ma petite Andréa ! Mais ne t'inquiète pas, il ne t'arrivera rien de mal, à toi... Contrairement à vous deux !

Puis elle tapa de nouveau, toujours de son doigt accusateur, Hazel :

– Mais toi, j'aurais dû m'en douter depuis le début ! je te voyais à reluquer comme une dévergondée perverse que tu es, ma Andr-

– Ne me touche pas, lui coupa-t-elle la parole.

Hazel lui avait saisi le poignet en plein vol, sans que la petite suivante pusse réagir. Les yeux écarquillés d'indignation, elle prit une grande bouffée d'air ; mais avant même qu'elle ne sorte un son, un mot, une phrase, sa gorge était déjà tracée, de part et d'autre, d'un rouge vermeil. Puis, très-vite, dans un flot intarissable, c'était toute une cascade de sang fluide qui coulait sur son torse, sa poitrine, son ventre, ses pieds. Elle avait beau se débattre, Hazel ne la lâcha pas, et de son autre main, elle essayait, tant bien que mal, d'arrêter cet écoulement qui n'en faisait qu'à sa tête. Et seuls des bruits gutturaux s'échappaient de sa bouche, parfois quelques gouttes de sa vitalité.

Hazel lui dit alors, dans un murmure que seule la mort pouvait souffler, toute en rangeant sa dague que, ni Ruth, ni moi, n'avions vu sortir :

– Je n'autorise personne à me parler sur ce ton, et encore moins à me menacer...

Puis, dans un silence mortuaire, Sigrid avait fini par tomber à genoux, toujours retenue par la main d'Hazel ; Hazel, grande et puissante, l'ange de la mort, impassible devant ce corps sans vie. Elle nous regardait maintenant, Ruth et moi, dans ce silence qui me glaçait le mien, de sang.

Royal lagoon (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant