J'avais l'impression que le sol se dérobait sous mes pieds et que le monde s'effondrait sur ma tête. Qu'est-ce que Dimitry faisait ici ? Pourquoi est-ce que mon petit copain, que je pensais perdu et oublié à jamais, se trouvait ici, lui aussi ? Peut-être s'agissait-il de quelqu'un d'autre qui porte juste le même nom. Non, c'est impossible, il lui avait révélé trop de détails qui se rapportait à moi et à ma plongée. Les événements se pressaient et s'accumulaient dans cette journée interminable ; je me sentais au bord du gouffre, sans aucune échappatoire à l'horizon. Il me fallait un coup de maître.
– Peut-être que vous voulez lui rendre visite ? Il m'a supplié maintes fois de vous voir, ne serait-ce qu'une seconde. Une dernière seconde avant de quitter ce monde.
– Oui, dis-je en me levant sans tressaillir.
Je la suivais alors en dehors de ma chambre, marchant sur ses pas dans les couloirs vides du château. Dans cette obscurité calme, un sentiment étrange de sécurité m'avait saisi le corps. Une servante ouvrait la marche ; elle tenait dans sa main une torche flamboyante qui, de sa flamme vive et orangée, illuminait d'une teinte chaude le marbre froid des murs et du sol. Nos ombres se miraient sur les dalles polies sous nos pieds, s'estompant dans des longueurs vagues ; et ces entités bizarres, symétries brumeuses de nos personnes, s'avançaient avec nous.
Le couloir débouchait sur une petite cour intérieure. Sous les coups du vent nocturne, du bout de la torche, la flamme tressaillit quelque peu, faiblissant par instant avant de se raviver de mille feux ; et une fois que j'avais mis un pied dehors, juste après la régisseuse de l'ombre, ce même vent me revigora, telle une claque bruyante. J'avais trouvé mon plan, prit ma décision, cette vie-là, il n'allait pas me la gâcher.
– Qu'allez-vous lui dire ? me demanda-t-elle. Une fois face à lui.
– Je sais pas, lui mentis-je d'une voix la plus calme et neutre possible. Je sais même pas qui est ce Dimitry.
Et, la régisseuse se tourna subitement vers moi, s'arrêtant net dans sa marche assurée. Ses yeux luisaient d'un imperceptible doute ; et je supposais maintenant, grâce à cette garde brisée, que peut-être, elle était incertaine des dire de Dimitry. Alors, tout en marchant elle reprit, doucement amusée :
– Ne jouez pas à ce jeu avec moi, Andréa.
– Vraiment, je ne connais pas ce Dimitry, répliquai-je sèchement, gardant mon sang et ma tête froide.
– C'est ce qu'on verra, alors, dit-elle simplement les lèvres serrées.
Il me fallait renoncer à ma vie d'avant, faire table rase du passé, oublier, me mentir à moi-même, m'inventer une nouvelle existence. C'était là mon unique espoir de survie. Il me fallait renaître et devenir quelqu'un d'autre. Devenir une personne que je voulais être et ne plus subir les choix du destin. Je devais faire ce soir le deuil d'Andréa, renoncer à mon Ancien Monde, lui dire un ultime adieu, et l'effacer à tout jamais.
Nous étions à présent dans une sorte de vestibule, toutes les trois à moins d'un mètre chacune des autres. La flamme de la torche me brûlait la peau doucement d'une chaleur revigorante ; et la régisseuse flamboyait d'une beauté certaine dans cette clarté orangée. Tout son être brillait dans sa robe noire, comme si sa chair jaillissait voluptueusement de ce décolleté plongeant ; et de sa taille imposante, de ses courbes avantageuses, de son aura de grande calculatrice, de personne froide et puissante, elle me regarda d'un air enjoué.
– Dimitry se trouve derrière cette porte, m'annonça-t-elle un léger sourire sur le visage. Je vous laisse l'honneur d'ouvrir.
Je m'exécutai alors sans hésiter. Je me devais de garder cette assurance fragile qui trônait en mon for intérieur ; le temps de cet au revoir, je ne devais pas faillir.
L'obscurité de la pièce fut vite balayée par notre torche, et au fond, comme des fines lames grisâtres, se dressaient les barreaux d'une cage de fer. Une masse noire, tapis dans l'ombre, boule difforme que mes yeux ne comprenaient pas, se mouvait étrangement. Elle s'étirait, s'allongeait dans un bruissement de poussières et de brindilles brisées ; une fois à la lumière, je le vis complètement, c'était bien lui. Dimitry. Allongé par terre tel un vulgaire animal, moribond, chétif, sale et mal en point.
J'avais reculé quelque peu quand son visage s'était présenté à la lumière. Prise d'une surprise d'étonnement plus que de peur. La régisseuse m'avait arrêté de sa main, la plaquant contre mon dos.
– Avancez, me murmura-t-elle.
C'était comme si Dimitry avait traversé les âges, comme si une éternité s'était écoulée depuis notre séparation. Il avait drôlement vieilli et la course du temps avait creusé sur son visage des sillons de fatigue et de stress. Toute la partie inférieure de sa physionomie était recouverte d'une barbe poivre et sel ; et ses cheveux blonds, d'ordinaire lisses et soyeux, tombaient en des lambeaux crasseux, noircis de sueur et de sang. Et s'il n'avait pas plongé ses yeux bleus dans les miens, s'il ne m'avait pas regardé avec autant d'intensité, je ne l'aurais pas reconnu.
Mais au lieu d'une joie ou d'un soulagement, je ne ressenti rien, rien que du dégoût face à cet homme. Face à cet homme égoïste, violent, rabaissant qui, par le passé, avait déjà levé la main sur moi. Aucun souvenir agréable ne remontait à la surface de mes pensées ; seuls ces nuits sombres, solitaires et froides, où j'étais prisonnière entre la peur et la menace, me vinrent en tête. Et un goût amer se blottit dans ma gorge, la serrant de part en part, un goût de vengeance et de justice, un goût désagréablement bon. Je jubilais de le voir ici, réduit en un rien.
– Andréa ? bafoua-t-il en se relevant. Andréa, c'est bien toi ?
Je ne répondis rien, gardant le visage fermé.
– Oui, c'est bien toi, souffla-t-il dans un rire immense. J'en reviens pas ! Tu es saine et sauve.
Et voyant que je ne réagissais pas à ses paroles, lisant l'indifférence glaciale qui m'englobait, il continua d'une voix plus pressante, plus tremblotante :
– Tu ne me reconnais pas ? C'est ça, tu ne me reconnais pas ! C'est moi Dimitry !
Il trifouillait désespérément sa barbe ; il la cachait de temps en temps ou remontait ses cheveux comme pour me montrer son visage. Mais je restais impassible, et il m'était de plus en plus difficile de contenir cette joie étrange nourrie par sa peur et sa souffrance.
– Dimitry ! insista-t-il. J'ai plongé dans l'instant où on avait perdu contact et ça fait dix ans que je suis dans ce monde, dix ans que je te cherche, et enfin voilà, je te retrouve, on se retrouve. Dis-leur que je suis ici pour toi, rien que pour toi. Et que je n'ai rien à voir avec tout ça. Dis-leur, toi ! Sauve-moi de là !
Je me perdis un instant dans le flou. Dix ans donc. Voilà encore cette étrangeté du temps. Ce décalage aléatoire au passage dans ce monde. Je regardai de nouveau ses yeux bleus et il me dit :
– Et toi, tu n'as pas changée, tu es restée la même... la même, oui. Toujours aussi belle...
– Adieu, murmurai-je.
Ma parole inaudible s'était étouffée dans le vide et Dimitry lui-même semblait ne pas l'avoir entendue. Puis d'une voix plus claire, plus haute, je déclarai sèchement :
– Je connais pas cet homme.
Je me retournai vers la régisseuse et la fixai droit dans les yeux ; d'une voix indifférente, sans la moindre émotion, je continuai :
– Je sais pas qui c'est, mais il délire complètement. Le Dimitry que je connaissais était jeune. Lui, dis-je en me retournant doucement vers ce dernier. Lui, ce n'est qu'un inconnu, un fou qui prétend me connaître. Quelqu'un qui tente le tout pour le tout, et qui a l'audace de vous mentir dans l'espoir de sauver sa misérable vie. Non, je connais pas cet homme. On peut partir. J'ai rien à lui dire.
Je passai auprès de la régisseuse qui restait toute subjuguée encore de ma déclaration. Son visage irradiait d'un étonnement amusé ; elle n'était pas dupe, non. Elle savait la vérité, mais mon mensonge valait bien plus que ce qu'elle avait espéré. Sans doute, voulait-elle me mettre à l'épreuve, jauger ma fidélité envers sa personne, ou peut-être voulait-elle me voir briser, simplement ? Je n'en savais rien et ça m'importait peu. La régisseuse était impressionnée, sincèrement impressionnée. Et une vive chaleur, une vive bouffée de vie s'engouffra dans mes poumons, irradiant mes membres, chacune de mes veines ; je venais de renaître.
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Royal lagoon (GxG)
FantasyÀ l'annonce de la découverte d'un nouveau trou bleu, un groupe de jeunes explorateurs se rendent dans le triangle des Bermudes pour tenter de percer son mystère. Chacun a ses raisons d'y aller : la soif de gloire, de richesse ou de reconnaissance...