Deux semaines s'étaient écoulées depuis l'incident de cette fameuse nuit, depuis l'intrusion de ou des assassins dans le château ; deux longues et interminables semaines où, privée de tout comme un enfant que l'on aurait puni, je ne pouvais voir la reine que loin, de très loin – et jamais en tête-à-tête de surcroît.
Je passais mon temps quasiment seule, quand je n'étais pas avec Sigrid ; même mon compagnon de fortune, Ruth, m'abandonnait parfois quelques jours d'affilé. Il avait pris pour habitude de se promener dans les quartiers pauvres de Valderague, et à plusieurs reprises, m'avait invité à le suivre dans ses repérages étranges, à voir cette misère de mes propres yeux ; car, selon lui, l'attaque de cette nuit n'était que la conséquence de la maltraitance du peuple.
« Andréa, il faut que tu voies ça... personne ne devrait vivre comme ces gens-là vivent ! » me répétait-il d'une voix grave, au détour d'un couloir.
Mais je n'avais aucune envie de m'infliger ça – oui, c'était très égoïste, mais je voulais garder une image pure et sublime de Valderague –, et on s'était un peu éloigné après mes refus répétés. Je le soupçonnais aussi de chercher un moyen de quitter ce monde ; je le voyais dans ses yeux, quelque chose le troublait ici. Ce n'était pas une peur qu'il avait, mais plus un mauvais pressentiment. Semblait-il que dans sa tête, se déroulait aussi des machinations, la fièvre de Valderague n'épargnait personne...
Alors, moi, pour me consoler, pour essayer de combler la solitude qui me gagnait, je n'avais plus que les représentations que je donnais à la reine... Mais ces dernières ne se déroulaient que dans la salle du trône, ne duraient que quelques minutes et n'avaient rien de bien épanouissant.
Il y avait toujours des gardes à ses côtés, à la surveiller de près. L'intimité lui manquait, et moi, mon appétit pour sa personne, pour sa chair et son aura, était restée dans cet état de non-assouvissement, pareil à un ballon de baudruche remplie de désirs, rebondissant sur les épines de mes envies sans jamais exploser ; je n'étais plus que l'esclave de mes pulsions, un tas informe de perversions qui ne pouvaient jouir aucunement ; prisonnière dans cet état, comme suspendue entre la pleine liberté et l'asservissement de mes sens.
Même la nuit, je ne pouvais me reposer... Depuis deux semaines, depuis cette nuit-là, je n'arrivais plus à fermer l'œil aussi facilement qu'avant ; comme me l'avait dit Pripa, des choses remontaient à la surface de mes souvenirs.
Et elles choisissaient toujours la nuit pour se montrer, pareilles à des ombres mouvantes, à des personnifications de ma mémoire oubliées ; elles me guettaient aux quatre coins de ma chambre ; et, quand le sommeil me venait enfin, quand mes paupières s'abaissaient de fatigue, elles se glissaient dans ma tête en des cauchemars affreux, à tel point que je redoutais, de jour en jour, de nuit en nuit, le moment où je m'endormais enfin.
C'était, pour les premières nuits, semblables à des brides de souvenir, des moments de vie que j'avais de l'autre côté du trou bleu, des sons, des goûts, qui me revenaient un à un. Des jolis souvenirs avec ma famille, mes amis ; et au réveil, je ne ressentais pas de la tristesse, mais une sorte de nostalgie, comme si j'avais passé, dans ce trou, toutes les étapes du deuil.
Mais, plus les nuits passaient, plus ces fragments de joie et d'insouciance prenaient une teinte glauque et mortuaire ; je revivais toutes mes humiliations, toutes mes hontes, toutes mes fautes, toutes mes erreurs, tout ce que je détestais de moi, ce que je détestais de mon ancien monde ; je devais tout ingurgiter et vivre chaque nuit, ces vingtaines d'années où je ne voyais que les mauvais côtés.
Dans un sens, et sans paraître masochiste, j'aimais bien retrouver ces souvenirs, même s'ils s'offraient à moi en des formes exagérées et distordues de la réalité. Je me sentais vivre, revivre et malgré cette amertume et ces douleurs, je redevenais, petit à petit, moi-même.
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Royal lagoon (GxG)
FantasíaÀ l'annonce de la découverte d'un nouveau trou bleu, un groupe de jeunes explorateurs se rendent dans le triangle des Bermudes pour tenter de percer son mystère. Chacun a ses raisons d'y aller : la soif de gloire, de richesse ou de reconnaissance...