Une fois sortis des sources chaudes, nous fûmes passés une fois de plus par cette allée de colonnes, jalonnant cette eau où se baignaient encore quelques dames. Ruth et moi-même, fraîchement lavés et habillés, par les soins délicat de nos hôtes, étions moins sur le qui-vive, et, il nous avait semblé que nos gardiennes, elles aussi, avaient relâché leur attention. Nous marchions d'un pas lent, la tête haute, le visage radieux ; quand bien même nous avions frôler le drame diplomatique quelques instants auparavant. L'atmosphère m'était en somme un peu plus respirable et les yeux qui nous fixaient, d'une discrétion de grand timide, ne me dérangeait moins.
– Je dois vous avouer, dit Ruth à voix haute et le sourire aux lèvres, que c'est un beau paysage. Non, vraiment, j'ai beaucoup voyagé dans ma vie, c'est parce que je suis un pêcheur, mais c'est bien la première fois que je vois de tel relief ! Et puis, vous savez recevoir, vous. c'est pas donné à tout le monde. Bon, si je ne compte pas le passage au cachot, c'est un sans-faute. Je rigole bien évidemment ! C'est un endroit magnifique.
Il parlait avec ses mains et ses bras, faisant des grands gestes, tantôt ample, tantôt court. L'ancien pêcheur avait une allure fière, droite, heureuse ; et paraissait réellement se plaire ici. Ses mots sonnaient d'une sincérité certaine. Il y avait sur son visage, dans ses expressions, un air de bon vivant, de grand niais, mais non moins stupide, ou tout simplement d'un ouvrier éreinté, qui, pour la première fois de sa vie goûtait aux plaisirs de la haute société.– Merci, rétorqua Asenath d'une douce voix, entre l'indifférence et la politesse. Ne vous habituez pas trop vite à ce luxe non plus.
– Je sais, je sais, continua-t-il.
Puis d'une voix plus faible, il dit :
– Il nous reste à convaincre votre reine...
Je me souvins, à ce moment-là, d'avoir donné un discret coup de coude entre les côtes de Ruth, que ce grand gaillard avait répondu par un cri étouffé. J'avais envie de lui arracher les yeux de la tête, cet imbécile était sur le point de refaire la même erreur. Vraisemblablement, il ne fallait pas parler de leur reine n'importe comment. Il me regarda ensuite avec des grands yeux d'excuse et se massa le flanc de ses mains vigoureux. S'installa alors un vide gênant ; et l'on entendait que les murmures des dames ainsi que le cliquetis métallique de l'armure d'Hazel.
Au bout du silence et de l'allée, nous arrivâmes devant un fiacre d'une élégance tapante. Quartes grandes roues de bois noir et luisant, une loge de la même facture, des rideaux aux motifs floraux et variés ; un véhicule massif – bien loin de cette vulgaire cage de bois, gâtée par la crasse et l'usure –, tiré par deux grands chevaux, deux belles bêtes musclées et fières, aussi imposantes que le reste. Hazel nous ouvra la portière et Ruth y monta le premier, je lui emboîtai le pas aussitôt.
Les sièges étaient capitonnés d'un velours rouge Bordeaux, agréable au toucher, me rappelant quelque peu la chair de ces deux femmes aux sources chaudes ; et déjà, mes joues s'empourprèrent par ce souvenir voluptueux, qui étrangement, me semblait tout droit sortis d'un rêve.– Ça va ? me demanda Ruth accoudé à la fenêtre. Tu es toute rouge.
Il me regarda d'un œil pétillant – comme amusé par une bêtise de grand adolescent – avec un sourire en coin, malicieux et frémissant ; il se rapprocha de moi, doucement, d'une prudence de voleur, et en prenant un faciès de confidence la main cachant en partie sa bouche, le pêcheur me glissa, dans un chuchotement presque hilare :
– Il s'est passé quoi à ton bain ? Tu as eu droit à quoi toi ?
– Comment ça ?
Je ne savais pas quoi répondre. Je ne m'étais pas préparée, même si tout au fond de moi, je savais très bien que c'était cette question-là qu'il allait me poser. Et à deux doigts de m'étouffer, après avoir avalé de travers, je lui dis :
– Toi, tu as eu droit à quoi ?
– Ah non ! J'ai posé la question en premier !
Et le fiacre s'avança, après un coup de fouet retentissant. J'étais quelque peu secouée et me cala au fond de mon siège.
– Ils étaient comment les mecs ? demanda-t-il subrepticement.
– Les mecs ? Tu as eu des hommes toi ?
– Moi ? Non pourquoi ? Pas toi ?
– Non... J'étais avec deux femmes, mais... Tu ne l'as pas remarqué encore ?
– Quoi ? Remarqué quoi ? reprit-il avec des énormes yeux, béants d'incrédulité.
– Ruth, il n'y a aucun homme ici !Et le grand gaillard, comme frappé par une révélation divine, une vérité trop importante pour être assimilée en une réflexion, chut au fond de son siège, de tout son poids d'homme abasourdi. La bouche entrouverte, les yeux perdus dans le vide et ses doigts dans ses cheveux – bougeant de temps en temps de droite à gauche – , il semblait être égaré dans les méandres de sa pensée. Puis, comme sorti de nulle part, émergeant d'un tunnel sans fin, il se releva et d'un regard curieux, me dit :
– Alors, tu étais avec deux femmes ?
– Oui, répondai-je simplement.
– Comment j'ai fait pour ne pas m'en être rendu compte toute de suite ? se demanda-t-il, la main plaquée contre son front. C'est fou ça quand même ! Tu as raison, je n'ai pas vu un seul homme depuis que je suis ici... Mais il doit bien en avoir tout de même, non ? Tu ne penses pas ?
– Je n'en sais rien Ruth, j'en sais pas plus que toi, tu sais...
Et d'un demi-sourire, les yeux de nouveau dans le vide, il dit :
– Boh... Ça en fera plus pour moi !
Et sans que je ne pusse me l'expliquer, je me mis à rire à gorge déployée. Comment Ruth faisait-il, comment son esprit fonctionnait, pour que dans un tel moment – perdu entre l'inconnue et l'inexplicable – la seule réflexion qui lui venait en tête, avant celle de se sauver d'ici, soit celle-là ? C'était comme si tout son être, après ce bain, se soit résolut de rester ici, pour toujours et à jamais. Alors, en reprenant mon souffle et en séchant mes larmes, je lui dis :
– Tu as dû vraiment apprécier ton passage aux sources chaudes pour en vouloir encore plus, dis-moi.Un peu gêné, les joues rosies, Ruth croisa les bras et commençait à bouder, tel le grand enfant qu'il était. Puis d'un regard étrange et d'une expression que je ne reconnus pas, il me dit :
– Je suis désolé pour toi, vraiment désolé, si toi les femmes, ça ne t'intéresse pas ! Ce n'est pas de ma faute, ni celle de personne d'ailleurs ! Ce n'est pas la peine de te moquer de moi, si moi, j'ai pris du plaisir dans ce bain... Car oui, c'était très agréable, je ne vois pas pourquoi je devrais en avoir honte ! Et puis, je te signale qu'on est tous les deux dans la même galère !
– Oh Ruth... dis-je dans un long murmure amusé.
– Quoi ?
– Figure toi que j'ai appris bien plus sur moi durant ce bain, que pendant les vingt ans de ma vie.
Et la tête en arrière, les yeux parcourant le paysage qui défilait à travers la fenêtre, je m'abandonnais à mon tour dans mes pensées. Oui, moi aussi, j'avais pris du plaisir durant ce moment onirique ; peut-être que j'étais sur le point de comprendre Ruth, de son envie de rester ici. Car ici, nous pouvions reprendre tout depuis le début, recommencer nos vies respectives de zéro. Et déjà la perspective d'un avenir inconnue, emplie de découvertes et de surprises, tant sur moi, que sur cet endroit, me grisa de loin en loin.
VOUS LISEZ
Royal lagoon (GxG)
FantasyÀ l'annonce de la découverte d'un nouveau trou bleu, un groupe de jeunes explorateurs se rendent dans le triangle des Bermudes pour tenter de percer son mystère. Chacun a ses raisons d'y aller : la soif de gloire, de richesse ou de reconnaissance...