J'étais affalée dans mon siège, après m'être quelque peu remise de mes émotions. J'étais restée un instant à cette fenêtre, la bouche demi-ouverte, les pensées évasives. Ruth m'avait rejoint cinq minutes plus tard. Lui aussi était tout bouleversé parce qu'on avait vu et par les paroles d'Asenath. Je voyais dans ces yeux cette lueur étrange, cette flamme qui le consumait d'une envie nouvelle, d'une envie de richesse de gloire. Il avait changé, et c'était comme si la mise ne garde d'Asenath avait eu l'effet inverse. Ruth était devenu un autre homme.
– Ruth, dis-je inquiète, d'une voix lente. Qu'est-ce que tu penses de tout ça ?
– Je pense que c'est formidable, répondit-il après m'avoir fixé longuement d'un air hébété. Je pense qu'une belle aventure nous attend ma petite Andréa.
– Une belle aventure ?!
– Tu as bien entendu la même chose que moi ? Andréa, c'est formidable ce qui nous arrive, je ne sais pas où on est, je ne sais pas qui elles sont, mais ce que je sais, c'est qu'ici on est personne, qu'ici on peut devenir qui on veut !
– J'avais bien compris ça Ruth, mais j'ai l'impression que tu oublies une chose très importante.
Puis d'une voix plus discrète et en m'approchant de lui, je continuai :
– Nos vies sont toujours en jeu, je te signale.
– Et bien soit ! Alors profitons en, rétorqua-t-il d'un mouvement de main brusque, le sourire aux lèvres.
Face à cette détermination têtue d'enfant gâté, et bien que j'étais du même avis que lui, je m'étais résignée à le raisonner. Malgré toutes les promesses d'une vie meilleure, d'une vie nouvelle, je ne pouvais oublier l'épée de Damoclès qui, de sa toute-puissance, pouvait à n'importe quel moment nous tuer. Petit à petit, se réveillait alors en moi une crainte sombre, la peur d'une fin qui arrivait à pas de loup et que je ne pouvais voir venir. Ruth se frottait les mains d'une inconscience et d'une ignorance presque remarquable. Notre survie reposait donc sur mes épaules seules.
À l'approche de Valderague, l'ambiance avait beaucoup changé. Nous avions pénétré une sorte de village précaire aux abords du royaume, un genre de faubourg ; et une nouvelle frénésie humaine avait envahi l'atmosphère. Des voix et des cris raisonnaient dans l'air en un tohu-bohu de bruit divers et variés. On entendait toute une foule de gens, d'animaux et des tintements tantôt sourds, tantôt clairs. Ruth avait déjà passé la tête par la fenêtre, alors je m'étais décidé, moi aussi, à le suivre.
Et à l'inverse de la beauté extrême du royaume, de cette vue sans égale, là, c'était la laideur certaine du paysage qui me frappa en premier, sans oublier cette odeur nauséabonde de fumier, de crasse et d'humidité. C'était comme un retour dans le passé, comme si l'on avait remonté le temps et que l'on se trouvait dans un village moyenâgeux. Nous étions sur une route pavée d'une pierre orangée à demi-recouverte de terre battue et de boue. Et nous étions au beau milieu de maisons de bois et de pierres aux toits de pailles et de plantes, de part et d'autre de la route. Des petites filles jouaient, courraient devant le fiacre, des femmes vendaient toutes sortes de marchandise devant leur étale.Notre véhicule s'arrêta brusquement, une vendeuse ambulante venait de se mettre en travers de notre chemin avec ses marchandises sous le coude et un chariot qu'elle traînait derrière elle. C'était une vieille dame à la figure ridée, aux mains tremblotantes et au sourire communicatif. Ses joues, étirées par l'âge, tombaient nonchalamment le long de sa figure et de son pas lent, elle se dirigeait vers Asenath. La marchande était vêtue d'une longue robe d'un bleu effacé, et dont l'extrémité était tachetée de saleté en tout genre. Son chariot débordait d'un bric-à-brac sans nom et alors que je m'attendais à une colère noire d'Asenath, la femme se pencha vers la vielle et lui tendit une pièce.
– Oh, vous êtes bien aimable chère dame ! dit elle de sa voix faiblarde et prenant la pièce. Très très aimable.
– Qu'est-ce que vous avez pour moi aujourd'hui ? rétorqua Asenath tendant sa main en retour.
Et la vieille marchande, de sa démarche lente et hasardeuse, fouilla dans son chariot. Elle chercha, fouina et après quelques secondes, elle sortit une liasse de papier jaunâtre où était griffonné des lignes et des lignes d'un long texte que je ne pouvais lire. Il se passait sous mes yeux, une sorte d'échange étrange, et pour la première fois, je vis l'impassibilité d'Asanath tressaillir une fois ces papiers dans ses mains. Son visage s'illuminait d'une joie mesquine et fourbe et notre fiacre reparti de plus belle.
Nous avions passé les deux statues et les portes du royaume à une telle vitesse que j'étais obligée de m'asseoir de nouveau. L'allure de notre course augmenta grandement et Ruth sautilla d'impatience. Pour ma part, plus on avançait, plus cette crainte grossissait en mon ventre. Je me voyais déjà morte et enterrée. Et sans que je m'en rendre compte, durant une absence qui semblait aussi longue que toute ma vie, nous étions déjà arrivés à destination. Les portes s'ouvrirent brusquement ; un doux parfum de plante accompagné par la lumière chaude d'une fin de journée avaient envahi toute la cabine.Ruth me tira en dehors tant il était impatient ; je trébuchai quelque peu. Asenath et Hazel nous attendaient déjà. Et malgré cette journée chargée d'informations et de rebondissements, je n'avais pas oublié la beauté de la femme en armure. Elle regardait droit devant elle, dans son professionnalisme le plus absolue, sans jamais baisser les yeux ou les poser sur moi. Et cette implacabilité de marbre, ce charisme sans faille, cette figure imposante créa en moi un fourmillement grisant. Il remontait tout mon corps, se perdant jusque dans mes extrémités. Une fois encore, comme dans les sources chaudes, une vive sensation me submergea et mes joues s'empourprèrent.
– Vous voilà dans les jardins de la reine, annonça Asenath. Restez bien près de nous et si jamais une personne vous regarde, surtout vous baissez les yeux. C'est très important. Ne soutenez en aucun cas le regard de quelqu'un, à moins que ce soit un ordre. Suis-je claire ?
– Très claire ! dis-je.
– Limpide, rétorqua Ruth de son air goguenard et de grand enfant.
Les graviers sous nos pieds craquelaient au rythme régulier de nos pas. Nous marchions maintenant dans une allée de roses jaune safran. La fragrance des fleurs emplissait d'un exotisme envoûtant l'air du jardin, qui venait chatouiller mes épaules sous une forme de brise timide et réconfortante.
Je promenai mon regard dans cette verdure colorée, immense et infinie, me perdant de plus en plus dans les formes variées des plantes et des fleurs qui nous entouraient. Je suivais machinalement la marche, laissant mes jambes prendre le contrôle et mes yeux admirer la vue.
Et en baissant la tête, un mouvement étrange éveilla ma curiosité. Une forme rougeâtre se détachait d'un buisson par moment, mais aussi se mêlait à merveille avec le feuillage. Elle se balançait au gré du vent : une cape. Et mes pupilles parcouraient l'étoffe, toujours hypnotisées par ce mouvement lent et gracieux. Une mèche lisse, brillante, d'un noir aussi sombre que les profondeurs de l'océan, attira mon regard et puis, sans vraiment qu'ils en soient conscients, mes yeux tombèrent dans d'autres.
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Royal lagoon (GxG)
FantasyÀ l'annonce de la découverte d'un nouveau trou bleu, un groupe de jeunes explorateurs se rendent dans le triangle des Bermudes pour tenter de percer son mystère. Chacun a ses raisons d'y aller : la soif de gloire, de richesse ou de reconnaissance...