Quand elle lâcha la main du corps sans vie, il tomba dans ce lourd silence qui nous crevait les tympans ; et Hazel, dans une indifférence, et une froideur de marbre, le regarda, le poussa d'un léger coup de pied, comme pour vérifier s'il était réellement mort. Ce dernier avait la face virée vers le ciel, les yeux vitreux et vides ; le sang qui, sous les coups des derniers battements de son cœur, se vidait encore par cette fine ouverture, presque élégante sur cette peau d'une blancheur de lait.
C'était un tableau, une image figée, de rouge, de blanc et de blond. La bouche entrouverte, la poitrine à demi-nue, tachée de ce rose pâle et évanescent, c'était fini. Son dernier souffle avait passé ses fines lèvres, rosées encore. Elle s'était cristallisée dans cette position bizarre, débraillée, entre l'élégance et la négligence, comme celle des siestes trop longues et trop grasses, mais pour un sommeil infini.Et l'on se demandait, sans parler, ce qu'Hazel allait faire ensuite. Elle restait là, debout, la tête baissée, un petit sourire satisfait aux lèvres, très-discret. Puis, elle se tourna vers nous, de nouveau, sans avancer, sans ouvrir la bouche. Elle attendait, peut-être, elle aussi, qu'on eût dit un mot... Mais dans ses yeux brillaient encore de cette flemme étrange et froide, qu'elle avait au moment d'ôter cette vie.
Alors, après avoir dégluti non sans mal, dans ce silence qui s'étendait sans jamais se rompre, je lui dis, sans vraiment savoir pourquoi :
– Ha...Hazel... qu'est-ce que...
Je m'étais reculée vers Ruth, en marche arrière, trop effrayée par ma garde du corps ; il me réceptionna, de ses deux mains sur mes épaules. Il ne dit rien, je sentais seulement son lourd souffle m'effleurer la nuque, probablement que lui aussi était, en quelque sorte, tétanisé par la violence de cet acte exécuté d'une telle banalité...
Et elle s'avança, d'un pas d'abord, et j'eus sursauté ; alors, elle s'arrêta net :
– Je... je ne vais pas te faire de mal, balbutia-t-elle, tout d'un coup très-inquiète. Je ne vais pas vous faire de mal, à vous deux...
– Comment tu nous as trouvés ? demanda Ruth, soudainement, me resserrant plus près de lui.
– C'est... J'ai croisé une garde tout à l'heure, elle était... elle avait un comportement étrange, et m'a dit de m'éloigner des jardins, si je ne voulais pas d'ennuis, alors, comme j'avais un mauvais pressentiment, et que je te cherchais...
– Je vois, soufflai-je.
Puis en regardant par terre, le cadavre tout frais, je continuai :
– Et maintenant, on fait quoi ?
– On ne peut pas la laisser comme ça, commenta Ruth.
Il avait raison, on ne pouvait pas laisser cette pauvre fille, là, toute seule... mais en même temps, on ne pouvait pas non plus nous balader avec une morte dans les bras, sans paraître suspicieux...
Puis, Ruth me tourna vers lui, et me dit à voix basse, tout en jetant des coups d'œil à Hazel de temps en temps :
– Ça va précipiter nos plans, mais on doit s'enfuir aujourd'hui, Andréa.
– Tu as raison... avouai-je. Je ne vois pas d'autre solution de toute manière.
Mais en réalité, une autre solution, évidente pourtant, nous tendait les mains ; celle de se rendre, d'abandonner tout, maintenant. Cette éventualité, bien que lâche, m'avait traversé l'esprit. Mes forces, ma volonté de survie, m'échappaient, petit à petit, c'était comme si un ras-le-bol général m'avait submergé, et je n'avais plus la force de continuer, d'évoluer dans cet univers qui me dépassait complètement maintenant. La fin me semblait si loin, si dur à atteindre, que l'idée même de rendre les armes, m'était agréable... Mais je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas parce que Ruth comptait sur moi, parce que, et même si ce n'était plus qu'une fable, peut-être, quelque part, ma famille, mon autre vie, la vraie, m'attendent.
– Emmenez-moi avec vous ! s'écria Hazel, qui visiblement nous avait entendues.
Et voyant notre hésitation :
– Je n'ai plus rien à faire ici... sans toi, Andréa. Et je peux vous être utile ! Vous voulez vous enfuir du royaume ? Je connais tous les passages secrets du château, je peux vous faire quitter Valderague dans les minutes qui suivent.
Ruth et moi avions eu la même idée, en même temps. Alors, après avoir échangé un regard complice, teinté d'un certain espoir, je demandai à Hazel, d'une voix précipité :
– Est-ce que tu sais où sont les portes ? Celles qui permettent de passer d'un monde à un autre !
Elle hésita un moment, se gratta l'arrière du crâne, et nous dit, le regard grave :
– Non... malheureusement, je ne sais pas où elles sont...
– Merde ! siffla Ruth entre ses dents.
– Mais ! je pense savoir où elles sont ! ajouta-t-elle.
– Comment ça ?
– Je me dois de connaître, pour mon rôle de garde rapprochée, toute l'architecture, et les pièces qui composent ce château, même celles qui ne sont accessibles que par la reine. Et je les connais toute, sans exception, sauf-
– Sauf ?
– Celle des portes, mais, comme je vous l'ai dit, je pense savoir où elle se trouve...
Elle laissa une petite pause, comme pour réfléchir et nous laisser le temps de prendre une grande inspiration avant sa longue explication :– Il y a une salle au sous-sol, du moins, un endroit vide, comme effacé de la carte, tout un tas de chemins, de couloirs et de pièces l'entourent, mais rien ne passe par cet endroit-là. Je m'étais toujours demandé pourquoi le château, qui était si bien pensé, avait cette anomalie-là dans ses fondations ; et jamais, il m'était venu à l'idée que ça pouvait être la salle des portes... Alors, si elles sont quelque part, c'est bien à ce mystérieux endroit !
– Ok, on y va ! conclut Ruth d'une voix tonitruante.
Il s'était aussi avant d'un pas rapide vers Hazel, et lui dit :
– On te suit, il faut faire vite avant que quelqu'un ne découvre...
Puis, en se tournant vers cette petite chose au sol et qui, dans sa belle immobilité, n'avait pas bougé d'un pouce :
– Avant que quelqu'un découvre ce qu'il s'est passé ici...
Alors, nous nous étions mis en marche, tentant à la fois, de faire ça vite, et d'avoir une allure la moins suspecte possible ; et heureusement que les circonstances étaient en notre faveur, que les jardins du château étaient quasiment déserts, parce qu'il n'y avait rien de naturel dans notre démarche et notre précipitation. Sans compter que mon pantalon était taché de sang, et que la moitié de l'uniforme d'Hazel aussi. Nous avions abandonné l'idée de la discrétion, il nous fallait provoquer le destin !
Hazel nous avait conduits dans une sorte de grande rampe en colimaçon ; elle s'enfonçait très profondément dans la terre, puisqu'il me semblait que l'on y était depuis plusieurs minutes déjà. Des pierres taillées, des têtes sculptées çà et là, et des torches à notre gauche ; et à notre droite, un gouffre qui paraissait être sans fond, rongé par une mousse verte, et l'obscurité. Nos pas raisonnèrent en écho lointain dans ce sombre puits, et plus l'on descendait, et moins l'on ne sentait la chaleur, jusqu'à ce que nos souffles se transformèrent en panache de vapeur blanche.
Quand soudain, avec la conviction d'être enfin sortie de ce mystère, d'être enfin sur la bonne voie, nous nous arrêtâmes tous les trois. Des plaintes lointaines, semblables à des sons de cloche chaotiques, nous parvenaient ; et c'était tout un chant de mauvais augure, un chant qui nous glaçait le sang, qui nous figeait sur place. Hazel se tourna vers moi, me prit la main et accéléra son pas :
– Ce sont les alarmes, quelqu'un a dû trouver le corps ! On ne peut plus revenir en arrière, maintenant !
– Il n'en a jamais été question ! ajouta Ruth, qui gardait un certain calme. Il faut courir, sinon on va se faire rattraper !
Et Hazel, sans que je ne pusse dire un mot, m'avait prise dans ses bras ; Ruth, même s'il ne connaissait pas le chemin, était devant nous, faisait des grandes enjambées ; on courrait, très certainement, vers la conclusion de ce périple. Et d'une certaine manière, vraiment étrange, j'en étais soulagée, malgré les cris alarmants, de plus en plus précis, des cloches qui sonnaient de ce chant de mort.
Puis, une grande porte en fonte nous arrêta au fond de ce tourbillon de pierres et de torches. Une simple porte, pas de dessins, ni de fioritures, simplement une porte. Et l'on était dans une salle circulaire, et l'on pouvait voir, si l'on levait la tête, là d'où l'on venait ; pareille à une étoile blanche parmi une myriade de lueurs braisillantes, elle était au sommet, seule, comme une petite lune perdu au milieu d'un ciel nocturne...
J'eus aperçu, à force de regarder cet œil-de-bœuf sur la lumière, une forme se dessiner au milieu ; une forme qui avait les mouvements d'un battement de linge qui tombe, puis, c'était le son, celui des draps qui claquaient aux vents, accompagné d'un sifflement d'une corde qui se déroule à pleine vitesse ; alors la forme se précisa et s'accéléra, jusqu'à ce que j'eus distingué... une personne. Une personne vêtue de noir. Et dans sa chute élégante, droite, maîtrisée, elle nous rejoignait inéluctablement.
Puis, sans un bruit, dans une décélération gracieuse, elle s'était comme posée, pareille à une plume qui flotte aux grès du vent, époussetant à peine le sol tapis de poussières.
Elle se releva lentement, et tenait de sa main droite une longue corde qui s'élevait dans le puits ; et la lâcha, et cette dernière remontait aussi vite qu'elle était descendue.
Enfin, elle s'avançait vers nous, et ses talons résonnaient comme des coups de marteau sur notre cercueil ; et d'une voix basse et sifflante, elle nous dit :
– Vous avez tué l'une de mes plus grandes servantes, et maintenant, vous voulez vous enfuir... Je suis terriblement déçue... terriblement déçue, répéta-t-elle plus doucement encore.
Et, tout en avançant de son pas félin, elle sortit, d'une poche dérobée de sa longue robe noire, une lame à peine plus grande qu'une main. Alors, la régisseuse nous dit, dans un seul souffle empli de toute sa colère sourde :
– Je ne peux pas vous laisser partir comme ça.
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Royal lagoon (GxG)
FantasiÀ l'annonce de la découverte d'un nouveau trou bleu, un groupe de jeunes explorateurs se rendent dans le triangle des Bermudes pour tenter de percer son mystère. Chacun a ses raisons d'y aller : la soif de gloire, de richesse ou de reconnaissance...