Partie 1 - Chapitre 20

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Je n'étais nullement prête à voir ces deux-là au côté de Dimitry. Ils étaient tous deux aussi brisés que ce dernier. Ravagés par le temps et la fatigue, ce n'étaient plus que les restes d'homme arrivés au bout de leur vie et de leur souffrance. Ils semblaient avoir traversé des rudes épreuves, des longues journée de jeûne, des mois de torture et autres aventures et expériences que je ne pouvais imaginer.

C'était comme si ce monde ne leur avait pas accordé autant de chance qu'à moi. Et j'étais toute bouleversée de les voir dans un état aussi déplorable. Toute ma confiance, ma victoire, ma revanche si solidement acquise, se brisa et s'effrita en une fine poussière de peur et d'angoisse. Ils me rappelaient terriblement que, moi aussi, à tout moment, malgré toutes les promesses, je pouvais me retrouver à leur place.

D'autant plus que je ressentais une réelle sympathie envers ces deux-là ; ils n'étaient fait dans le même moule étriqué que Dimitry l'était. Alors, un frisson mortuaire, qui me glaça le sang et la sueur, traversa mon corps de loin en loin. Et c'était à ce moment-là que cet individu, cet être abject qu'était mon ancien copain, avait choisi pour me regarder, pour plonger ses yeux dans les miens. Malgré la distance qui nous séparait et cette foule de gens qui se trouvaient entre nous, je pouvais sentir toute la haine qui contorsionnait son visage.

Une haine nourrie par les dix années qu'il avait passées ici à me chercher et surtout par ma trahison éhontée ; et s'il n'était pas attaché, il y avait fort à parier qu'il se serait déjà jeté sur moi, mais ce n'était pas le cas, heureusement pour moi.

Quand bien même, cette fureur ardente m'atteignit de plein fouet, tout comme cette lance qui traversa, sans la moindre annonce ni mise en garde sa cage thoracique. Et dans une gerbe écarlate de sang, débordant de sa bouche et de son nez, Dimitry ne me lâcha pas du regard un seul instant. Il glissa, doucement, le long de cette lance dorée, le souffle saccadé, la vie lui échappant à grande coulée sanglante. Et toute la foule acclama cette première exécution, il en restait encore deux et je ne pouvais pas en supporter plus.

Alors quand la bourrelle d'or et de cuivre leva pour une seconde fois sa lance, je me réfugiai dans le col de Ruth. Je m'accrochais fermement à ses vêtements et d'une telle force qu'il chancela quelque peu sous mon assaut surprise. J'avais tut un sanglot quand ce dernier passa sa main dans mes cheveux. Je ne voulais plus rien voir, plus rien entendre, plus rien sentir. Mais c'était comme si ce monde en avait décidé autrement ; tous mes sens étaient en éveille, et je percevais tout, même si j'avais clos mes yeux et bouché mes oreilles.

Le déchirement d'os et de chair me parvenait tout de même, le cri de joie de la foule bourdonnait dans mon crâne en un chant de joie cruelle, le râle d'agonie de ce pauvre Flavien me fendait le cœur ; et le pire de tout, le son mat du corps sans vie qui touchait le sol.

« Plus qu'un » je me répétais, « plus qu'un. » Mais le temps s'était figé dans cette atmosphère ampli de tension et l'ultime coup ne venait pas ; alors je m'accrochais encore plus, jusqu'à sentir une vive douleur au niveau de mes phalanges.

Après ce qui me semblait être une éternité, Ruth me dit à l'oreille, d'une voix rassurante :

– C'est bon, c'est fini...

– Merci, chuchotai-je dans le creux de ses vêtements.

Ils étaient si froissés, par mes poings crispés, que j'avais peur de les avoir déchirés. Je devais me ressaisir, mais je n'y arrivais pas. Ruth, toujours de sa voix, continua :

– Hé, ma petite Andréa, t'inquiète pas, ça va bien se passer. Je te le promets.

Lui non plus n'était pas totalement convaincu par son propre mensonge. Mais ses paroles me rassurèrent quelque peu. Alors, je levai mon visage, toute hésitante encore, vers le sien ; il portait un sourire qui cachait tant bien que mal la même peur qui m'habitait. Il avait affronté, sans montrer ses inquiétudes, ces exécutions barbares. Et je me sentais si reconnaissante envers lui, si reconnaissante de m'avoir protégée du mieux qu'il pouvait de cette vision horrible.

Je me tournais enfin vers l'estrade. Et le soleil se mirait d'une beauté étrange dans ces trois flaques de sang qui commençaient à fusionner entre elles. Les corps avaient été déplacés, mais tous les spectateurs restaient en place, comme s'ils attendaient encore que quelque chose se produisît.

– Regarde, me souffla Ruth à l'oreille. Derrière l'estrade, il y a la dame et l'autre grande dame en noir.

Mon cœur rata un battement ; je perçus cette autre esplanade que je n'avais point remarqué en arrivant. Et sur cette dernière se trouvait Asenath qui, semblait-il, d'une joie non dissimulée, se réjouissait de ma faiblesse apparente. Mais ce n'était pas tout. Il y avait aussi la Grande Régisseuse de l'ombre. Et tout comme sa rivale de toujours, elle n'avait pas raté un seul instant mon courage inexistant.

Se trouvait enfin, entre ces deux femmes terribles, une autre, qui, d'une élégance certaine, toute vêtue d'habit de haute facture, d'un ensemble raffiné et ravissant, tout en détail et subtilité, rayonnait d'une énergie presque divine. Et sur sa tête, savamment mélangée à sa chevelure dorée, tressée d'une main de maître, une sorte de diadème d'ivoire au liseré de cuivre.

Elle était ailleurs, une sévérité sourde tapie dans ses yeux vide d'expressions. J'avais aisément déduit que ce ne pouvait être que la reine. Et ce trio de femmes de pouvoir, chacune avec leur aura singulière, regardaient dans ma direction ; elles me regardaient.

J'étais pétrifiée.

La reine se pencha vers la régisseuse et lui glissa quelques mots à l'oreille. Puis, la régisseuse rétorqua une phrase ou deux ; je me sentais jugée. Et je m'attendais à tout sauf à un sourire – et à un regard intéressé – de la part de la reine. Je voulais savoir ce qu'elles avaient dit sur moi, ma pensée bouillonnait du sujet de cet échange.

La reine finit par se lever et s'avança d'un pas. Toute la foule la regardait et l'écoutait. Alors, elle dit, avec le même accent qu'Hazel :

– Nous avons aujourd'hui montré une fois de plus notre supériorité. Nous avons prouvé à notre ennemie, à ces chiens de rebelle, que s'en prendre à Valderague, à notre royaume, à ses habitants et à ses eaux sacrées, était puni d'une justice sévère. Nous ne négocierons aucunement face à ces barbares et nulle forme de pardon leur sera accordée.

Tout son oratoire se leva pour l'acclamer, et dans cette effervescence de joie et de bonne humeur, elle descendit de l'estrade, suivie de près par la régisseuse, Asenath et la bourrelle. Tout le public, femmes et enfants, l'acclamèrent pendant qu'elle remontait l'escalier central de l'amphithéâtre. De temps en temps, elle tendait la main pour que quelques chanceuses pussent la toucher ; elle était réellement adulée par son peuple.

Quand elles arrivèrent en haut des marches, à côté de nous, elles s'arrêtèrent un instant. La reine fit quelque chose qui me rappela cette interaction que la régisseuse avait eu avec Hazel, la première fois que je l'avais rencontrée. Ce geste qu'elle avait fait, ce geste qui me paraissait anodin, cette domination tacite et perverse devait avoir une réelle signification ; j'étais sur le point d'en être la victime.

Elle se tint devant moi, droite comme un piquet et me sourit tendrement. Hazel ainsi que Ruth, étonnement assidu, s'agenouillèrent. Et alors que j'allais faire de même, la reine me retint par le menton de ses doigts fins. Sa physionomie possédait des traits semblables à Hazel, non pas comme des traits familiaux, mais plus comme ceux qui réunissent un même peuple.

Son parfum s'immisça dans mes narines et je frémis quelque peu à cause de cette odeur saisissante ; une jouissance me portait, comme un souffle plein de caresses chatouillantes. Elle dirigea mes yeux vers les siens. Je n'avais d'autre choix que de me plonger dans ces prunelles d'émeraude, drôlement semblable à celles d'Hazel.

Enfin, elle passa son pouce sur mes lèvres avant de mordre les siennes ; et reprit son chemin, me laissant sur cette note mystérieuse et luxuriante, bouche bée et mon bas-ventre irradié d'une vive chaleur.

Royal lagoon (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant