Partie 1 - Chapitre 13

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Un frisson glacial qui avait parcouru mon échine, d'une vivacité surprenante, tel un coup de fouet à travers mon dos, m'eut frappé après avoir regardé trop longuement, soutenue trop longtemps, le regarde de la régisseuse. Elle, pour sa part, ne semblait nullement impressionnée et continuait, tout en marchant, de m'écraser sous ses prunelles obscures, vides de toute chaleur. De ses yeux de serpents, de dangereux prédateur froid et calculateur, je n'aperçus rien. Rien, mis à part le noir infini qui régnait entre ses cils terriblement beaux. Et sous l'immensité de son aura, de ces yeux d'une puissance inestimable, je baissai la tête, tremblant de part en part.

Une seconde s'était écoulée.

– Elle parlait de qui cette dame ? demanda Ruth dans ce silence pesant, comme s'il ne s'était pas rendu compte de rien du tout.

Il avait toujours sur son visage cet air perdu, dans ces yeux ce flou étrange, cette absence de netteté, de précision. Ça lui donnait une physionomie sympathique de grand niais. Ruth était-il myope ? Et ne voyait-il rien sans lunettes ? Ou était-il simplement frappé par la cécité des idiots. Cette idée étrange éveilla au creux de ma gorge un rire nerveux, nourri par le terreau de terreur d'où fleurissait en moi une peur panique de la grande régisseuse de l'ombre. Et l'ancien pêcheur, seul survivant et ultime rescapé de cette bataille silencieuse, que tout le monde semblait ignorer, continua :

– Qui on va exécuter demain matin ? Je ne suis pas fou, c'est bien ce qu'elle a dit la grande dame en noir, non ? demanda-t-il en pointant du pouce par-dessus son dos.

– Des étrangers, tout comme vous, grommela Asenath à travers ses dents serrées, après un bref silence.

– Des étrangers ? répétai-je comme sortie d'un mauvais cauchemar, droite comme un i.

– Oui et contrairement à vous, continua-t-elle sur un ton d'agacement, eux seront exécutés demain matin dès l'aube ; et quant à vous, prenez garde à ce que vous allez faire dans les prochaines heures, si vous ne voulez pas partager le même sort, si vous ne voulez pas vous aussi mourir ; rien ne m'empêche de changer d'avis et décider sur un coup de tête, selon les fluctuations de mes humeurs, de vous conduire à l'échafaud vous aussi.

Sa phrase était sèche, directe, sortie de sa bouche d'une traite, sans coupure ni prise de souffle ; elle crachait ses mots d'une colère sourde, puissante, noire. Et toute la frustration de sa défaite, de son échec cuisant, nous revenait en pleine figure à Ruth et à moi. Chaque mot eût été aussi claquant les uns que les autres. Elle ne s'arrêta pas, et, toujours de cette voix pleine de rage, dit :

– J'ai le droit de vie et de mort sur vous, vous êtes mes choses !

Bien que sa menace eut été dite avec beaucoup de véhémence, elle n'eut aucun impacte sur ma personne, non. J'étais encore sous l'emprise de la régisseuse ; et Asenath ressemblait plus à un chien en détresse qu'un réel danger. Son chapelet de cris, de mots, de grognements, de honte et d'ego brisé, m'effleura d'une indifférence totale. La menace avait changé de camp, et si je devais avoir peur d'une personne ici, ce n'était sûrement pas celle devant moi à ce moment-là, celle qui criait au vent et qui, de l'intérieur, était brisée par une femme que personne ne pouvait rivaliser.

– C'est faux, soufflai-je dans un murmure amusé. C'est totalement faux.

– Pardon ?! s'écria Asenath en avançant d'un pas furieux vers moi.

Elle était suivie de près par Hazel qui l'avait retenue par l'épaule d'une poigne ferme. Et je compris que si la femme en armure l'avait arrêtée, c'était avant tout pour me protéger, moi. On était attendu par la reine et Asenath n'avait plus aucune emprise sur nous ; et ça malgré tout ce qu'elle pouvait se persuader.

– Vous voyez, dis-je en pointant du menton la main fermée d'Hazel. Avouez-le. Avouez-le et ça sera plus simple. Vous avez aussi peur que nous en la présence de cette régisseuse. Et maintenant que vous venez de nous perdre, vous paniquez et vous paniquez parce que tous vos plans tombent à l'eau.

Je savais que je devais m'arrêter à cette phrase, et fermer ma bouche pour le reste de la soirée, mais voir Asenath dans cette posture m'emplissait d'une jouissance excise. Je jubilais sous ses yeux d'une joie immense ; et nous étions en réalité sur un pied d'égalité. Alors, prise d'une confiance sans limite, je continuai de l'attaquer :

– Par-dessous tout, vous savez que j'ai raison ! Nous ne sommes plus sous votre tutelle, mais de cette régisseuse, c'est elle qui vous a donné l'ordre de nous présenter de demain, même si c'était votre idée au départ.

Un éclair blanc m'avait ébloui, puis une douleur vive, grandissante, m'irradiait la partie gauche de mon visage. Et à peine avais-je eu le temps de m'en rendre compte, que je me trouvais déjà les deux mains au sol, assise par terre, sur les graviers tièdes du soleil couchant. Je portai ma main sur ma joue. Elle était bouillante et sensible sous la faible pression de mes doigts. Un sifflement aigu, long, raisonnait à mon oreille ; et en levant mon regard, j'aperçu Asenath se masser la main et remettre son gant en place. Elle m'avait giflé sans aucune hésitation.

– Amenez les dans leur chambre Hazel, ordonna-t-elle d'une voix calme.

Elle avait repris son calme. Elle avait maîtrisé ses démons intérieurs et avait d'ores et déjà remit son masque d'indifférence, son faciès vide de toutes expressions et nous laissa en la compagnie de la femme en armure. Hazel qui, une fois Asenath assez loin, m'aida à me relever. C'était notre toute première interaction qui ne relevait pas d'un ordre ou d'une attaque.

– Merci, dis-je dans un souffle gêné, la joue encore endolorie.

Mais je ne voyais plus que l'émeraude de ses yeux et ne ressentais qu'une douce chaleur m'envahir.

– Eh bah ! siffla Ruth. Elle ne rigole pas, celle-là ! Ça va aller ma petite Andréa ?

– Ça va aller, je pense, rétorquai-je toujours accrochée à Hazel.

– Tu ne perds pas de temps toi ! continua l'ancien pêcheur.

Je me reculai alors d'Hazel, chancelant quelque peu sous mes pas aléatoires, secouant çà et là les poussières de ma toge, remettant en place – et avec difficulté – mes émotions et mon corps bousculés.

– Suivez-moi, dit-elle avec un léger sourire.

Et nous la suivîmes volontiers. Asenath était derrière nous et n'était plus qu'une ombre lointaine, une minuscule tache noire d'un tableau vierge encore.

Nous montions une pente douce vers une grande bâtisse, à l'allure de château, à la base de l'immense tour que j'avais vu sur la route. Je devais lever la tête pour pouvoir observer le pinacle ; et, pour la première fois, je tournai mon regard vers le paysage. J'aperçu tout le royaume d'un coup d'œil. Il baignait dans cette atmosphère délicate de fin de journée, dans cet air voluptueux et orangé de début de soirée. Les habitats, découpés en des blocs anguleux, reflétaient dans un éclat de bronze l'astre du jour ; et la brise de la nuit se levait doucement. Les premières étoiles scintillaient déjà au-dessus de nos têtes. Les tintements de l'armure d'Hazel rythmaient mes pas. Et mon esprit vagabondait, porté par la victoire contre Asenath, dans des songes osés et bercés par des envies inavoués.

Un sourire discret plissa ma joue encore toute rouge.

Royal lagoon (GxG)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant