Une fois de nouveau seule, cette information en plus, je ne savais que faire. Et l'espace d'un instant, j'avais oublié l'endroit même où me trouvais, aussi étrange qu'il était. Je caressais de mes pouces le tissu plié que je plaquais contre ma poitrine, le cadeau qui m'était offert en tant que prisonnière. À défaut de liberté, j'avais au moins de quoi me changer. Il était doux et lisse. Le bruissement discret du vêtement résonnait presque dans cette sorte de cave humide et sombre ; et son nom se répéta dans ma tête ; et son visage ne quittait plus ma mémoire.
– Ne te fie à son apparence, me dit une personne que je ne voyais pas.
– Qui... qui est là ? demandai je, me tournant à la recherche de mon interlocuteur.
Et un visage apparut dans la pénombre entre les barreaux de la cellule que me faisait face. Un visage fatigué, blessé, perdu entre deux âges. Des cheveux poivre et sel – quelque peu crasseux – coulaient de chaque côtés de ses joues creusées. Et une barbe négligée, parsemée de poils noirs, drus et courts entourait son faciès çà et là, comme s'il s'était lui-même taillé sa barbe sans miroir, et à l'aide d'un rasoir émoussé.
– Enfin, si. Tu peux te fier à son apparence, elle n'y va pas de main morte. Si à un moment, l'occasion de t'échapper arrive, assure toi que ce soit la bonne. Sinon voilà ce qu'il va se passer...
En terminant sa phrase, l'homme me montra son œil au beurre noir, boursouflé, sombre et d'une teinte rougeâtre et bleutée. S'il n'avait pas cet air éreinté, ces yeux qui ne demandaient qu'à se reposer, ces rides qui creusaient prématurément sa peau, j'aurai pu le trouver beau garçon ; mais le fait est qu'il n'était plus que les restes d'un homme rongé par la fatigue. Sa voix rauque, grasse et cassée, brisait le silence établie dans cette prison ; il ne cherchait pas à cacher ses paroles.
– Ruth, se présenta-t-il. Ancien pêcheur, naufragé et chanteur à mes heures perdues.
– Andréa, soufflai-je.
– Alors, comment tu as atterri ici, Andréa ?
– Le trou bleu, rétorquai-je, simplement. J'y ai plongé.
– Un trou bleu, c'est original.
– Et vou- enfin, toi ?
– Très bonne question, j'étais sur un bateau de pêche, l'Intrépide, on a fait un petit détour avec les gars, moi, je me suis assoupi. Puis comme par magie, je me suis réveillé au milieu de nulle part, et sur le bateau, il ne restait plus que moi. Les machines ont complètement pété les plombs, la date indiquait 22 septembre, de l'année 2020, alors qu'on avait levé l'ancre seulement le 5 et dix-huit ans plus tôt !
– Pardon ?
– Oui, les machines ont vrillé, ça arrive, je suppose. Et c'est là que notre chère Hazel a fait son apparition. Elle et ses compagnons m'avaient rejoint à l'aide d'une petite embarcation et en moins de temps qu'il ne fallait pour le dire, elles m'avaient déjà capturé, et traîné ici, de force.
– Non, je veux dire, en quelle année tu es parti en mer ?!
– 2002, pourquoi cette question ?
Mon cœur s'arrête sous le coup de l'incompréhension. Avais-je remonté le temps ? Ou était-ce, Ruth, qui lui avait voyagé dans le futur ? Beaucoup trop de questionnements, bizarres, irréelles et sans réponse inondaient mon esprit. Le regard dans le vide et la pensée aussi, Ruth, de sa voix cassée, me demanda de nouveau :
– Pourquoi ?
– Parce que, moi... Je suis partie en 2018.
Et le visage de Ruth se décomposa, comme le mien il y a quelques instants. Dans sa tête se tramait, possiblement, les mêmes interrogations que dans la mienne ; et on resta tous les deux comme ça, durant de longues secondes, à chercher on ne savait quoi, des réponses que l'on ne pouvait avoir. Puis, sans crier gare, il me demanda :
– Je suis là depuis deux jours seulement, comment c'est possible ?
Je ne répondis rien. Je n'avais rien à répondre. Ruth semblait peu à peu accepter la situation. Il avait raison, à cet instant, on n'avait pas d'autre choix que de se laisser porter par les événements ; et espérer que le futur, ou que nos hôtes – s'ils ne nous avaient pas déjà tués – apporteraient les explications que nous attendions avec tant d'avidité. Je me résolus, finalement, à changer de vêtements ; ma peau me grattait de plus en plus.
– Ça va passer, m'assura Ruth. Demain, tu n'auras plus rien, j'avais pareil le premier jour.
Il me montra son avant-bras où je voyais péniblement des résidus de plaques rouges. Je lui demandais ensuite, d'un regard insistant, de bien vouloir se retourner. L'intimité me manquait pour changer de vêtements. C'était presque la même toge que portaient les gens de la côte, et j'eus remarqué, que Ruth aussi la revêtait. Puis, une fois que j'eus fini, il se tourna, pointa quelque chose derrière moi, le sourire aux lèvres, et me dit :
– Tu sais jouer de ça ? Ces sauvages ne m'ont même pas mis dans la cage avec l'instrument.
Et pendant que je me demandais de quel instrument il parlait, mes yeux balayèrent ma cellule de part en part. Ils s'arrêtèrent sur une sorte de mandoline, ou une bien étrange guitare à la forme fantaisiste, abîmée par le temps et l'abandon.
Je l'avais saisi d'une main tranquille et curieuse ; mes doigts parcoururent les cordes une à une ; et le son singulier de l'instrument fit résonner en moi les brides des cours de musique que j'avais alors.
Une heure plus tard, Ruth et moi avions complètement abandonné l'idée de trouver la solution à cette énigme du temps, et nous passions le nôtre à chanter. Comme si nos esprits respectifs avaient accepté la fatalité de notre situation. On voulait tous deux penser à autre chose, car de toute évidence, il n'y avait rien à faire – pour le moment.
Il avait une voix forte de chanteur d'opéra, une voix qu'il arrivait tout de même à moduler en un large éventail d'octave. Et plus je jouais, plus mes leçons, mes longues heures à durcir le bout de mes phalanges, portaient de nouveau ses fruits. Nous formions d'ores et déjà un duo pittoresque.
Un applaudissement vint interrompre notre petit concerto ; Ruth et moi, pris d'une peur soudaine, nous nous redressâmes d'un coup, d'un seul. Une personne, – ou plutôt une ombre – qui nous était encore difficile à distinguer, se tenait au bout du couloir. Derrière elle, se trouvait Hazel. Je l'ai supposé à la grande taille de son contour et aux tintements de son armure. À dire vrai, j'espérai tout au fond de moi que ce fut elle.
– Il semblerait, que tous deux, veniez d'échapper – peut-être – à une mort certaine, dit-elle, d'une voix calme. Vous allez passer devant la cour, présentez leur une de vos chansons, et si elle convient à la reine, peut-être qu'elle vous laissera la vie sauve.
– Asenath, en êtes vous bien sûre ? demanda Hazel, que je reconnus à sa voix.
– La reine a besoin de nouveaux troubadours, et ces deux-là, aussi exotiques qu'ils sont, feront bien l'affaire.
– Comme il vous plaira.
– Hazel, faites les conduire aux sources chaudes, je veux qu'ils soient le plus présentable possible. Et tâchez de faire ça bien.
– À vos ordres.
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Royal lagoon (GxG)
FantasíaÀ l'annonce de la découverte d'un nouveau trou bleu, un groupe de jeunes explorateurs se rendent dans le triangle des Bermudes pour tenter de percer son mystère. Chacun a ses raisons d'y aller : la soif de gloire, de richesse ou de reconnaissance...