1 | Bref

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J'ai encore d'importants hématomes aux poignets. Ma lèvre inférieure est en train de cicatriser et les traces de strangulation habillant ma gorge disparaîtront prochainement. J'ai donc opté pour une robe longue – aussi noire que moulante – avec des manches, sans décolleté à l'avant mais dévoilant jusqu'à la chute de mes reins. Mon cou – quant à lui – est orné d'un foulard en soie parfaitement noué. Cependant il n'y a rien que je puisse faire pour ma bouche, alors elle restera à la vue de tous. Le léger maquillage de mes yeux bleus ne suffira nullement à détourner l'attention d'elle. Ainsi, elle fera office de rappel à l'ordre auprès de tous ces hommes me reluquant malgré mon statut d'intouchable. Peter peut – presque – contrôler leurs gestes, sauf qu'il n'en demeure pas moins impuissant contre leurs pensées, vous savez. Et certaines d'entre-elles me font l'effet d'une agression aussi violente que celle de Luis. Je le lis clairement dans leurs traits, ce qu'ils veulent me faire bien qu'ils aient des prostitués à disposition. L'interdit a meilleur goût, j'imagine. C'est ce que je suis. Prohibée. C'est d'ailleurs pour cela que...

Bref.

Arrivée la première dans le bar où ils se réuniront tous ce soir, je laisse mes doigts glisser sur le piano à queue avant de m'y installer. Poussant un long soupir, je ne retiens plus une larme lorsque les premières notes de « Monday » – par Ludovico Einaudi – se répandent dans l'obscurité de la salle. C'est bien simple, j'ai mal. Pas uniquement physiquement. Étant seule, je m'autorise un moment de faiblesse en musique. Prendre des leçons de cet instrument est la seule folie que je me sois autorisée au fil des années compliquées vécues avec ma mère. J'en rêvais depuis toujours, donc ai pris un travail supplémentaire – serveuse dans un fast-food – afin de le réaliser. Jamais je n'aurais imaginé me trouver dans le repaire d'un mafieux pour y jouer un jour. Encore moins que je ferais partie de la famille de celui-ci. Ni que...

Bref.

Un mouvement attirant mon attention, je lève le nez pour esquisser un sourire douloureux sans cesser de faire danser mes doigts sur les touches. Je connais ce morceau par cœur, de toute façon. Le regard soucieux, Mia me rejoint, s'asseyant près de moi. Sachez qu'elle fait partie de ces femmes en libre-service. Leurs jouets. Passe-temps. En dépit de sa sordide condition, elle me dit s'en satisfaire. M'expliquant parfois que même si elle aspire désormais à autre chose, sa vie pourrait être pire – en voilà une ayant appris la leçon – et qu'elle l'a d'ailleurs été. Nous avons le même âge et elle est devenue une amie, même si ni l'une ni l'autre ne devrions nous autoriser à être totalement sincères. Sa joue rejoint mon épaule pendant que nous demeurons silencieuses. Que pourrions-nous dire, de toute façon ? L'ecchymose sur sa mâchoire a presque disparu, sauf que je ne peux m'empêcher de me sentir coupable. Elle ne voulait que m'aider mais...

Bref.

Finalement – fidèle à son habitude – elle se lève pour commencer à me coiffer. Elle possède un talent indéniable, donc je la laisse s'amuser avec le seul trait physique hérité de mon père. Au premier coup d'œil, personne ne pourrait se douter que je suis une Alvarez. Peter et lui se ressemblent – par contre – à n'en pas douter. Cela me fait souffrir, d'ailleurs. Car en sa présence, je pense toujours à lui. Croyant même le voir, me retrouvant ainsi horrifiée par ce qu'il aurait pu devenir s'il était resté. N'avait jamais fui. Croyez-moi, ses vices le rangent dans la catégorie des enfants de chœurs à côté de son aîné. Je n'ai ni le teint mat et encore moins les prunelles sombres, néanmoins je partage leurs cheveux ébènes. Je pense que le grand patron apprécie cette idée – cependant – puisque de cette façon je peux jouer les divers rôles qu'il m'octroie sans que quiconque ne puisse se douter de notre lien de parenté. Tel que...

Bref.

Il vient de m'accorder une semaine de répit loin de la ville. Dans son manoir, à la campagne. Seule. Façon de parler, bien sûr. Je suis consciente qu'il ne l'aurait fait pour personne d'autre. Un homme peut-il être à la fois le diable et bon ? Je n'irai pas jusque là. Soyons honnêtes, voulez-vous ? Cinq millions de dollars de plus ou de moins ne changent strictement rien pour lui. Cette excuse avancée lors de sa visite impromptue après le décès de mon père n'a rien de crédible, je le sais aujourd'hui. Sauf que ce jour là – le cœur meurtri ainsi que l'esprit effrayé – j'ai seulement cédé à la menace. La peur. Il venait réclamer à la femme de son frère cette somme qu'il lui devait – mais ne serait plus en mesure de lui régler – le pistolet pointé sur la tempe de ma mère ayant raison de tout. Nous n'avions pas cet argent, évidemment. Comment aurions-nous pu ? À moins de – comme lui – tremper dans...

Bref.

Après m'avoir dévisagée, déclarant que je n'étais guère ce à quoi il s'attendait, il a suggéré – dans un élan de magnanimité – d'épargner sa vie si j'acceptais de travailler pour lui. Il ne m'a pas fallu la moindre seconde de réflexion avant d'accepter. Tétanisée – le souffle court et la main appuyée contre le mur pour m'empêcher de tomber – j'ai dit oui. Très sincèrement, j'aurais prononcé ce mot en réponse à n'importe quoi. Quelle que soit sa proposition, il aurait obtenu mon accord. C'est aussi en cela que j'ai acquis la certitude qu'une situation peut toujours être pire. Car lorsque j'ai franchi le seuil de mon appartement pour la dernière fois – avec une unique valise faite à la hâte en vacillant – je me voyais déjà rejoindre un réseau de prostitution. Être violée, violentée encore et encore. Sauf qu'il n'en a rien été. Non. Contre toute attente, il m'a placée dans une luxueuse suite – sous surveillance rapprochée évidemment. Ce n'est pas comme si je comptais prendre le risque de m'échapper et la mettre en danger, mais bon...

Bref.

Je suis celle s'infiltrant chez ses cibles lorsqu'il en a besoin. Jamais seule, étant seulement l'appât. L'objet détournant l'attention de ceux se faisant traquer, piéger. Personne ne se doute que Charlie Alvarez est une jeune femme aux yeux clairs. Comme Peter lors de sa venue, tous s'attendent à un homme. Avec le recul, je soupçonne mon père d'avoir sciemment choisi ce prénom. Se faisant, j'imagine qu'il tentait de me protéger, lui. Maman me racontait souvent à quel point il avait insisté pour cette mixité. Que cela semblait tant lui tenir à cœur qu'elle avait cédé. Par amour. L'aurait-elle fait si elle avait su qu'ainsi je servirais un jour d'agent fantôme pour le patron de la mafia ? Je sais que dans le milieu mon nom circule, entouré de mystère. En dehors de son bras droit et ses plus hauts gradés, personne ne connaît mon identité. Il n'y a qu'eux gravitant autour de moi, de toute façon. Quelqu'un posant un pied là où je me trouve rejoint un cercle très fermé et sait qui je suis. Donc...

— Ce n'était nullement une blague, lance une voix inconnue dans notre dos.

Surprises, nous nous figeons avant que je ne me lève, pivotant vers l'entrée du bar resté dans la pénombre. Là-bas, un homme – habillé d'un élégant costume – nous scrute avec insistance. Son attention déviant finalement dans ma direction – détaillant mes courbes quelques secondes – il laisse un sourire arrogant se dessiner sur son visage.

— Peter Alvarez sait vraiment choisir ses putes, ajoute-t-il, désinvolte.

***

Après la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant